enquette sur la disparition d'un nain de jardin

ENQUETE SUR LA DISPARITION D'UN NAIN DE JARDIN

Editions Lansman & Urgence de la Jeune Parole, 2008

Pièce écrite en 2008

Rôles :
une dizaines d’adolescents, garçons et filles

 

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Un adolescent ordinaire rencontre un beau jour un nain de jardin ordinaire. L’adolescent croit que le nain est malheureux dans son jardin et qu’il faut faire quelque chose pour lui et pour tous les siens. Mais Philippe ne pense pas que « la libération » pure et simple des nains de jardin pourrait résoudre le problème…

Personnages :

GARÇON 1 (Philippe)
GARÇON 2 (Eric)
GARÇON 3 (Mathieu)
GARÇON 4 (Basile)
FILLE 1 (Florence)
FILLE 2 (Marie)
FILLE 3 (Eléonore)
FILLE 4 (Tally)
FILLE 5 (Mathilde)
FILLE 6 (Lola)
FILLE 7 (Joëlle)
FILLE 8 (Macha)
LA MERE
LE NAIN A LA BROUETTE
LE NAIN AU PANIER
LE NAIN AU CHAPEAU MEXICAIN
LE PRESENTATEUR
LA PRESENTATRICE
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
PLUSIEURS LEADERS DE L'OPPOSITION
PLUSIEURS PROPRIETAIRES DE NAINS
LE NANOLOGUE
LE BERGER


SCENE 1

Le soir, dans le jardin de la maison de TALLY.
On entend dans le lointain de la musique disco. PHILIPPE raccompagne TALLY chez elle. Il est encore en train d'esquisser des pas de danse. Brusquement il découvre dans le jardin un nain à la brouette.

PHILIPPE – C'est quoi ça?
TALLY – C'est un nain de jardin.
PHILIPPE – Mais… comment est-il arrivé là?
TALLY – C'est mon père qui l'a acheté.
PHILIPPE – Quand ça?
TALLY – Il y a deux jours.
PHILIPPE – Je n'aime pas ça.
TALLY – Quoi?
PHILIPPE – Ce n'est pas juste.
TALLY – Quoi ?
PHILIPPE - Pouvoir acheter des nains.
TALLY - Mais c'est décoratif.
PHILIPPE - Pour lui, c'est pas décoratif.
TALLY - Philippe, tu déconnes.
PHILIPPE - Je ne déconne pas.

PHILIPPE s'approche du nain. Il dépose sa casquette dans la brouette du nain. Il enlève ses lunettes et les pose sur le nez du nain.

PHILIPPE - Tally...
TALLY - Oui.
PHILIPPE - Ce nain-là...
TALLY - Ce nain-là, quoi ?
PHILIPPE - Il nous regarde.
TALLY - Et alors ?
PHILIPPE - Il n'a pas l'air d'être très heureux.
TALLY - Mais si, il est heureux.
PHILIPPE - Comment sais-tu qu'il est heureux ?
TALLY - Parce que mon jardin est beau.
PHILIPPE - Ça n'a rien à voir avec ton jardin.
TALLY - Mais si. Il est fait pour vivre dans le jardin.
PHILIPPE - Non, Tally, il est fait pour vivre dans la forêt. Les nains, les gnomes, les trolls, les lutins, ça vit dans la forêt.
TALLY - Tu es con, Philippe. Ce nain-là, c’est un nain de jardin. Ce n'est pas un vrai nain.
PHILIPPE - Mais si. Ce nain, c'est moi.

On entend la voix de LA MERE de TALLY.

LA MERE DE TALLY – Tally ! Tally, où es tu ?
TALLY – Allez, il faut que je rentre. Ma mère m'appelle.
PHILIPPE – Il a mon expression… Il est aussi maladroit que moi… Tally, s'il te plaît, il faut qu'on lui rende sa liberté…
TALLY – Au revoir ! Et tu touches pas au nain de mon père !
PHILIPPE – Tally, rends-moi ma liberté… Dis à ton père de me laisser partir dans la forêt…
TALLY – Allez, rentre chez toi, espèce de clown…retour en haut de la page

SCENE 2

PHILIPPE, ERIC, FLORENCE, MARIE, ELEONORE.

PHILIPPE – Venez… Je vais vous apprendre un jeu.
FLORENCE - Quel jeu ?
PHILIPPE - On va jouer aux nains de jardin.
ERIC – On va jouer à quoi ?
PHILIPPE - Nous serons tous des nains de jardin.
MARIE - Est-ce qu'il y a des nains de jardins-filles ?
PHILIPPE - Oui.
ELEONORE - Alors, qu'est-ce qu'il faut faire?
PHILIPPE - On fait comme si on était des nains de jardin dans un jardin. Il fait nuit, tout le monde est allé se coucher et nous... on se met à causer...
MARIE (entre dans le jeu) - Bonsoir mon petit nain... Tu vas bien ?
PHILIPPE - Non, pas du tout.
MARIE - Mais que s'est-il passé ?
PHILIPPE - Mais tu n'as pas vu quelle journée horrible j'ai eue ?
MARIE - Non, je n'ai rien vu.
PHILIPPE - Tu n'as pas vu comme le chien de la maison, cette horrible créature qui ne cesse de nous espionner, a pris l’habitude d'uriner sur mes pieds ?
MARIE - C'est vrai ?
PHILIPPE - Oui. Depuis quelques jours il fait pipi sur mes pieds.
ERIC - Il doit être jaloux.
PHILIPPE – Jaloux ?
ERIC - Comme le maître de la maison t'aime beaucoup, le chien doit se sentir un peu frustré.
PHILIPPE - Il est con, ce chien. Tiens, maintenant, j'ai envie de vomir. Je sens l'urine du chien le plus con au monde. Ce n'est même pas l'urine d'un chien sympa.
ELEONORE - Espérons qu'il va pleuvoir. La pluie va te laver.
PHILIPPE - De toute façon, il reviendra, j'en suis sûr. Il a fait de moi son coin pipi.
FLORENCE - Sois pas triste, mon pote. Ça va passer. Les nains de jardin vivent beaucoup plus longtemps que les chiens. C'est notre avantage.
PHILIPPE - Mais ce n'est pas seulement le chien qui m'embête. C'est aussi...

Une porte qui s'ouvre, des pas, une voix d'homme.

LE PROPRIETAIRE DE NAIN – Qui est là ?
PHILIPPE – Allez, on se barre…retour en haut de la page

SCENE 8

Tous, sauf PHILIPPE.

LOLA – Mais il est où, Philippe ?
MACHA – On ne sait pas.
ERIC – Aujourd'hui il a séché les cours.
FLORENCE – Hier aussi.
BASILE – Philippe a disparu !
TALLY – Et mes nains aussi ! Mon père est fou de rage…
MATHIEU – Mais c'est parfait ! Le jeu continue… Philippe est parti avec tous les nains de la région.
MARIE – C'est un scoop !
ELEONORE – C'est quoi ça un scoop ?
MARIE – Une nouvelle sensationnelle… Asseyez-vous, mes potes. On va regarder la télé ! Qui veut être Claire Chazal ? Personne ? Alors ce sera moi.
MATHIEU – Et moi, je suis Patrick Poivre d'Arvor.

MARIE joue LA PRESENTATRICE. Elle imite Claire Chazal. MATHIEU joue LE PRESENTATEUR. Il imite Patrick Poivre d'Arvor.

LA PRESENTATRICE – Bonsoir. Dans le programme de ce journal, cette incroyable nouvelle, la disparition d'un adolescent de 16 ans dans la région de Toulouse qui a fait apparemment une fugue et a été suivi par tous les nains de jardin de la région.
LE PRESENTATEUR – Nous avons invité sur ce plateau, pour mieux comprendre l'évènement, la mère de Philippe… bonsoir…
LA MERE – Bonsoir…
LA PRESENTATRICE – Nous avons invité aussi un nanologue, spécialiste dans la psychologie des nains de jardin. Bonsoir…
MATHILDE (qui assume le rôle du nanologue) – Bonsoir…
LA PRESENTATRICE – Et d'autres gens de la région, propriétaires de nains qui ont découvert ce matin leurs jardins vides…
LE PRESENTATEUR – Mais commençons avec la mère de Philippe qui voudrait lui transmettre un message…
LA MERE – Philippe… c'est ta mère qui te parle… Si tu m'entends… s'il te plaît… cesse de déconner et rentre avec tous les nains… Ça suffit… Tu as toujours été un peu déraisonnable, mais… partir avec 342 nains, ce n'est pas bien… Vraiment… si tu m'entends, rentre à la maison, je te promets que je vais t'aider, je te soutiendrai sans rien te demander, même si je ne te comprends pas, je vais te soutenir...
LA PRESENTATRICE – Merci, madame… On va donner maintenant la parole à plusieurs propriétaires de nains désespérés…
PROPRIETAIRE DE NAIN 1 – Propriétaire d'un nain de jardin depuis 8 ans, je souhaite vous informer de sa disparition… Je suis prêt à payer et même à payer très cher, pourvu que mon nain me soit rendu, la vie saine et sauve… parce que je suis très attachée à mon nain… Je vis seule, mon mari est parti, il n'y a que le nain qui compte maintenant dans ma vie… J'avais enfin trouvé quelqu'un qui m'écoutait, quelle que soit la situation il me souriait, il me regardait comme si j'étais la meilleure personne au monde…
PROPRIETAIRE DE NAIN 2 – Moi, des nains, j'en avais exactement 32, ce sont mes enfants, mes chéris, mon occupation… ils sont toute ma vie, je les aime et je ne peux pas me passer d'eux… Tous les soirs, c'est le même rituel, on fait un cercle, on discute, on plaisante… Je les nettoie, ils mangent à ma table, ensuite je les prends un à un et les range avec précaution dans leur grand cabanon…Chacun a son lit, alors je les borde et les embrasse tendrement. Je n'ai pas d'ami humain, je n'aime pas les humains, mes nains me suffisent…
PROPRIETAIRE DE NAIN 3 – J'avais trois nains, un nain à la brouette, une naine au panier et un nain au chapeau mexicain… Entre moi et mes nains il y avait une relation magique, fusionnelle et passionnée… Ils m'adorent, ils m'aiment et parfois me le disent… Ils sont ma raison d'exister, sans eux, je ne suis rien, je n'existe plus, je ne vis plus…
PROPRIETAIRE DE NAIN 4 – Mon nain, je veux mon nain… Mon nain qui me fait des câlins, pendant la nuit il se glisse dans mon lit… Il n'y a que lui qui sait me regarder… Il est beau, mon nain, vous savez, il est magique et j'éprouve pour lui un sentiment inexplicable… Mon petit nain de jardin est mon meilleur ami, mon amant, mon chéri, il est ma vie… mon confident… mon psy… mon ange gardien… mon Dieu !
LA PRESENTATRICE – Merci, merci pour vos témoignages si touchants… (Elle s'essuie une larme.) Excusez-moi, chers téléspectateurs, je suis très émue… d'autant plus que des centaines de dépêches inquiétantes s'accumulent…
LE PRESENTATEUR – Oui, nous avons en direct notre correspondant à Avignon… Ilaf… Bonsoir… Quelle est la situation dans la région Rhône Alpes, Ilaf ?
ERIC (qui joue le correspondant) – Bonsoir, bonsoir tout le monde… Tout ce que je peux vous dire c'est que dans tous les jardins de l'agglomération avignonnaise il n'y a plus un seul nain de jardin… pareil dans toutes les villes de la Provence, Aix en Provence, Arles, Manosque, Saint Rémy de Provence, Salon de Provence… Tous les nains ont déguerpi, si je peux m'exprimer ainsi, à l'appel d'un adolescent qui a été vu, et c'est ça l'information principale, escaladant l'un des versants du Mont Ventoux à la tête d'un troupeau de plusieurs centaines de nains…
LA PRESENTATRICE – Merci, Ilaf… Merci, bien sûr vous allez pouvoir intervenir à tout moment au cours de ce journal si vous avez des éléments nouveaux… En direct maintenant de Strasbourg notre correspondante Hilda… Hilda, bonsoir… Quelle est la situation chez vous ?
JOELLE (qui joue Hilda) – Dans notre région a été déclenché le plan violet vu la désertion en masse d'absolument tous les nains de jardin qui se déplacent apparemment, en petits groupes très mobiles, vers le sud de la France… J'ajoute qu'un certain nombre de nains allemands ont passé la frontière et sont en train de rejoindre leurs camarades français…
LA PRESENTATRICE – Voilà, merci, Hilda… la question qui se pose maintenant est… pourquoi ce mouvement spontané des nains… Bonsoir, madame Popesco, vous êtes donc nanologue, c'est-à-dire spécialiste dans le comportement et dans la psychologie des nains de jardin…
LR PRESENTATEUR – Notre première question, est : comment vous vous expliquez-vous cette réaction des nains ?
MATHILDE – Bon, il faut retourner aux origines de la relation entre les nains et les humains pour comprendre quelque chose… Vous savez, les nains de jardin sont en effet les héritiers de tout un peuple de pauvres travailleurs de petite taille qui, au moyen age, sont venus de toutes les contrées du monde pour travailler dans les mines d'or de Cappadoce, en Turquie… Comme les galeries étaient extrêmement étroites, il n'y avait que les gens de petite taille qui pouvaient y pénétrer, donc il y a eu un grand rassemblement de gens de petite taille venus d'Asie, d'Afrique, d'Europe et du Caucase… Comme ces gens avaient un contact profond avec les entrailles de la terre et les forces telluriques, la population portait sur eux un regard plein de fascination, comme s'ils étaient des elfes ou des lutins. On leur attribuait des pouvoirs magiques, et peu à peu ces mineurs ont commencé à fabriquer des répliques en pierre de leurs propres personnes pour les vendre à la population… On croyait que ces nains en pierre, répliques des mineurs vivants en contact avec les énergies de la terre, avaient le don d'éloigner les mauvais esprits et de protéger les maisons… Voici comment les nains de jardin sont nés… Voici pourquoi les nains continuent à entretenir avec les humains des rapports de tendresse et de magie… Le nain est un ami, un protecteur… Il est témoin de tout et sait se faire très discret. Il sait aussi garder un secret… Les nains savent consoler et leur voix n'est entendue que par leurs maîtres… Plus que ça, lorsque les nains parlent, ils disent seulement ce que les maîtres veulent entendre…
LA PRESENTATRICE – Merci, merci… je vous interromps car le Président de la République va prononcer une allocution télévisée sur toutes les chaînes…

Musique de la Garde Républicaine.

LE PRESIDENT – Mes chers compatriotes… Nous sommes confrontés avec à une situation particulière et totalement inédite pour la cinquième République… Les nains de jardin quittent la France. C'est une évidence, les nains de jardin nous quittent. Pour l'instant nous n'avons trouvé aucune explication raisonnable à ce mouvement, d'autant plus que par tradition la France est un pays d'accueil… Jamais, dans l'histoire de notre pays, il n'y a eu un tel exode… Est-ce qu'il faudra vivre dorénavant sans nos chers nains de jardin ? Je ne sais pas… Mais j'ai demandé au gouvernement d'ouvrir des négociations… Je suis pour le dialogue, malgré le fait que les nains ne parlent pas… ou plutôt ils parlent à travers leur geste… Quoique… Bon, de toute façon, ce que je voulais vous dire… en effet, je n'ai plus rien à vous dire en ce moment… sauf que… oui…

Musique de la Garde Républicaine.

LA PRESENTATRICE – Voilà, c’était l'allocution du Président de la République…
LE PRESENTATEUR – Mais entre temps nous avons reçu sur notre plateau plusieurs leaders politiques, ainsi qu'un philosophe pour essayer de comprendre la signification métaphysique de cette fugue en masse de nains. Mais commençons avec le chef de fil de l'Opposition…
LEADER DE L'OPPOSITION 1 – Tout ce que j'ai à dire c'est… il fallait s'y attendre… Voilà ce que j'ai à dire… Notre gouvernement ne s'est jamais occupé de nains de jardin. Jamais. Et en l'absence d'une politique cohérente envers les nains, rien d'étonnant que maintenant les nains nous quittent… et que nous devenons la risée de l'Europe…
LEADER DE L'OPPOSITION 2 – On n'a pas su offrir des conditions dignes de vie et de séjour dans les jardins à nos nains… Et en plus, la France n'a jamais accordé une attention spéciale à la production de nains de jardin…
LEADER DE L'OPPOSITION 1 – Savez-vous que presque la totalité des nos nains proviennent des importations ? Regardez l'Allemagne, elle produit 27 millions de nains par an… Elle en exporte partout, au Japon, en Chine, aux Etats-Unis… Et nous ? On ne sait même pas combien de nains il y a sur notre territoire… On n'a jamais recensé les nains de jardin… On n'a jamais fait d’études pour évaluer l'impacte des nains sur le moral des ménages… C'est seulement maintenant, quand des millions de propriétaires de nains sont dans la détresse, que nous comprenons la portée du problème…
LEADER DE L'OPPOSITION 3 – Moi, je ne pense pas qu'il faille vraiment paniquer parce que les nains de jardin nous quittent… Moi, je trouve que c'est plutôt une bonne chose que tous ces nains en plastique, en plâtre, en métal et en ciment nous quittent. Il ne faut garder que les nains faits de matières nobles, les nains en céramique, en faïence et éventuellement ceux en terre cuite… Les autres sont plutôt des sous-nains… Et ce n'est pas du tout une perte pour le pays s'ils se barrent…
LEADER DE L'OPPOSITION 2 – Vous ne comprenez rien de la détresse de ceux qui ont les nains comme seuls compagnons de vie… La détresse d'un peuple orphelin de ses nains, ça ne vous dit rien… On aurait dû distribuer gratuitement des nains à la population, voilà ce qu'on aurait dû faire… Le nain de jardin joue un rôle social immense… un rôle d'apaisement et d'intégration, un rôle stabilisateur et pédagogique, tranquillisant et ludique…
LE PRESENTATEUR – A propos de ce côté ludique, justement, il y a des nouvelles images que nous recevons… un vidéaste amateur a capté ces images incroyables… vous allez voir… les nains sont en train d'escalader le Mont Blanc, avec Philippe toujours à leur tête… et en même temps ils chantent… regardez…

Les nains sont tous derrière Philippe, à chanter.

Je suis un nain, un nain de jardin...
je m'appelle le nain à la brouette
j'ai un nez comme une crêpe roulée
et un chapeau débile sur la tête...

je suis petit, je suis moche, je suis gros
toute la journée je souris bêtement
mes joues sont très gonflées et mon dos
est astiqué par la pluie et le vent

je suis petit mais ça ne me gêne pas
car il y a des nains plus petits que moi
je suis grotesque mais ça ne me gêne pas
car il y a des nains plus grotesques que moi

j'ai une veste verte et des bottes marron
j'ai une barbe blanche et l'air un peu con
et ma main gauche je la tiens dans la poche
gauche de mon pantalon moche

oui, je suis moche mais ça ne me gêne pas
car il y a des nains plus moches que moi
oui, on a l'air un peu bête mais on s'en fout
car il y a des humains plus stupides que nous

moi, je suis tout en céramique
ma brouette, elle est en bois d'acajou
depuis dix ans je vis comme ça
prêt à partir vers je ne sais où

oui, je le sais bien, oui, je le sais
je sais que je ne bougerai jamais
mais écoutez, ça ne me gêne pas
car il y a des nains plus immobiles que moi

dans ma brouette, mes pauvres maîtres
ont planté des fleurs et un cyprès nain
oh comme ils sont cons les pauvres humains
beaucoup plus cons encore que les pauvres nains

écoutez-moi bien, écoutez-moi bien,
je ne suis qu'un nain parmi d'autres nains
mais il y a des gens parmi les humains
qui sont moins humains que les pauvres nains

LA PRESENTATRICE – Voilà, vous avez pu écouter cette chanson et voir ces images, je me tourne vers vous, Monsieur Michel Platon, vous êtes philosophe, maître de conférence à la Sorbonne, vous avez écrit une étude sur le syndrome de Versailles dans le jardin prolétaire, quelle est votre opinion concernant cet exode de nains ?
LE PHILOSOPHE – C'est une débâcle… c'est une débâcle de la pensée moderne, d'abord, et une preuve que notre société ne peut plus proposer des utopies. Or, quand une société ne propose que le travail, le supermarché et le dodo, voilà ce qui arrive… les nains nous quittent…
LE PRESENTATEUR – Oui, mais il faut savoir qu'à l'origine il y a eu cet adolescent apparemment sans histoire qui, par un tour de baguette magique, à fait se mobiliser derrière lui tous ces nains…
LE PHILOSOPHE – Oui, bien sûr, je n'oublie pas son message car derrière son action il y a un message… Ce garçon, cet ado, qu'est-ce qu'il nous dit, en effet, à nous, les adultes ? Il nous dit : vous, vous avez raté toutes les révolutions et toutes les utopies… la révolution industrielle, ratée, elle détruit maintenant la planète… La révolution technologique, ratée, vous nous aviez promis que les machines allaient travailler à la place de l'homme mais c'est toujours à l'homme que vous demandez de travailler plus… La révolution politique, ratée elle aussi, ni le communisme, ni le socialisme et ni les autres utopies sociales n'ont réussi à libérer l'homme… Même la révolution sexuelle est ratée parce que c'est le Sida qui a perturbé son bon déroulement… Donc, je me place dans la peau de ce garçon, donc, dit-il, vous les adultes avez tout raté, mais libérons au moins les nains de jardin pour sauver la face…
LA PRESENTATRICE – Merci beaucoup, Michel Platon, je rappelle que vous êtes l'auteur d'un livre qui s'appelle "Le syndrome de Versailles dans les jardins ouvriers", édité aux Editions des Synonymes… (Elle montre le livre.) Nous recevons maintenant un berger qui nous apporte un témoignage incroyable sur la traversée des Alpes par les nains de jardin… car les nains apparemment se dirigent vers l'Italie…
(LE BERGER entre.) Alors, vous avez vu quoi ?
LE BERGER – Bah… j'ai vu… j'ai vu… .
LA PRESENTATRICE – Quoi exactement ?
LE BERGER - J'ai vu le garçon avec les nains.
LA PRESENTATRICE – Des nains, vous êtes sûr ?
LE BERGER – Oui, des nains qui marchaient derrière lui.
LE PRESENTATEUR – Et les nains, il y en avait combien ?
LE BERGER – Bah… des troupeaux entiers… on aurait dit la transhumance des nains...
LA PRESENTATRICE – Et vous avez eu l'impression qu'ils suivaient, tous, Philippe ?
LE BERGER – Oui, ils suivaient le garçon…
LE PRESENTATEUR – Plus précisément… il était toujours en tête et les nains derrière lui ?
LE BERGER – Oui, les nains, déployés sur des kilomètres, derrière lui…
LA PRESENTATRICE – Et vous ne pouvez pas évaluer leur nombre…
LE BERGER – Non parce que… ça arrivait de partout sans cesse… Ils descendaient les torrents… les vallées…
LE PRESENTATEUR – Et ils se dirigeaient où ?
LE BERGER - Vers la frontière italienne.
LA PRESENTATRICE – Vous en êtes sûr ?
LE BERGER – Non… mais il avait une flûte.
LA PRESENTATRICE – Ah, ça c'est important, ça… Il avait une flûte ?
LE BERGER – Oui, il avait une flûte…
LA PRESENTATRICE – Et il jouait de la flûte ?
LE BERGER - Oui, il jouait de la flûte.
LE PRESENTATEUR - Il jouait de la flûte en marchant ?
LE BERGER - Oui, il marchait et il jouait de la flûte en se dirigeant vers Sospel.
LA PRESENTATRICE - Vers Sospel ?
LE BERGER – Vers Sospel, vers la frontière italienne… Et les nains de jardin marchaient derrière lui…
LA PRESENTATRICE – Donc, ils marchaient derrière le garçon qui jouait de la flûte.
LE PRESENTATEUR – Et ils se dirigeaient vers la frontière italienne ? Pas vers la Suisse ?
LE BERGER – Voilà, vous avez tout compris. Vous voulez que je vous dise la même chose en chanson ?
LA PRESENTATRICE – Comment ça, je ne comprends pas…
BERGER – J'ai composé une chanson… Je peux la chanter ? (Vers le public.) Catherine, je passe à la télé ! Tu me vois ? (Il se met à chanter.)

Entrez, entrez monsieur le commissaire
je voudrais vous informer
qu'un troupeau de nains de jardin
a passé la nuit dans mon chalet

oui, il y a eu, il y a eu sûrement, voilà
plus de 200 nains de jardin
ils ont fait une escale pour se reposer
avant de repartir très tôt le matin

j'ai trouvé dans toutes les chambrs
des morceaux de plâtre et de bois
très colorés et visiblement provenant
de ces nains qui ont dormi chez moi

j'ai trouvé aussi des morceaux de doigts
trois petites oreilles, un bâton de page
des brouettes aussi, et d'autres outils
qui servent d'habitude pour le jardinage

LE PRESENTATEUR – Merci, merci monsieur, merci pour votre témoignage, je vous interromps car…
LA VOIX D'UN ADULTE – Hé… Qu'est-ce que vous faites là ? Espèce de voyous ! Qu'est-ce que vous faites dans mon jardin ? Laissez mes nains tranquilles ! Je vais avertir la police ! Barrez-vous ! Barrez-vous sinon j'appelle la police… quelle racaille… Merde, ils ont changé l'expression de mon nain…

LA PROPRIETAIRE D'UN NAIN DONT QUELQU'UN A CHANGE L'EXPRESSION DU VISAGE s'approche de la rampe avec son nain dans les bras.

LA PROPRIETAIRE D'UN NAIN DONT QUELQU'UN A CHANGE L'EXPRESSION DU VISAGE – Voilà ce qu'ils ont fait… Je ne reconnais plus mon nain. Mon nain chéri, il avait une autre expression, il était, comment dirais-je, plutôt naïf, plutôt serein, plutôt... enfin, le nain de jardin que j'ai acheté, il avait une gueule joyeuse, il était content, quoi, d'être dans mon jardin. C'est d'ailleurs pour ça que je l'ai acheté, parce qu'il avait une belle expression heureuse. Et il était bien dans mon jardin, car il rayonnait sur tout le jardin… je veux dire, pour moi, son expression, son état d'âme, c'est-à-dire d'être content, ça retentissait dans le jardin, ça donnait une sorte d'âme à tout le jardin, voilà, vous comprenez, c'est pour ça que j'avais acheté ce nain, pour que mon jardin puisse avoir un souffle... (Presque en pleurant.) Et ce matin, je vois quoi ? Il a changé d'expression, mon nain, il a maintenant une toute autre frimousse, il est, regardez, il est devenu méchant, il me tire la langue, il a une expression de mépris… C'est sûr, il a quelque chose même de menaçant, maintenant… Je n'arrive pas à y croire, on a changé pendant la nuit l'expression de mon nain, c'est incroyable, c'est hallucinant... on lui a repeint le visage... (Vers sa femme.) Christine… Christine, viens voir…. (Pour lui-même.) Quelle racaille ! Mais quelle racaille !

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Les faits divers liés aux "lâchages de nains" dans la nature n'ont fait qu'inspirer l'auteur. Mais son personnage, Philippe, choisit une autre voie. Il est même beaucoup plus radical que les divers "Fronts de Libération des Nains de Jardin". Il est aussi beaucoup plus nuancé, car il veut, avec ses amis, s'approcher des nains et comprendre de l'intérieur leurs soucis, leurs humiliations. Et puis, l'histoire se complique, car les nains de jardin veulent faire, eux aussi, quelque chose pour l'espèce humaine. Du point de vue des nains, les humains sont tout simplement en train de devenir des robots, les robots d'une société de consommation qui leur dicte les envies, les choix, le but dans la vie.


Soudain, l'histoire franchit carrément la frontière entre la réalité et le mode fantastique, entre la vie et le rêve... Quand les nains de jardin se mettent à parler et à répondre à une enquête autour de la question : "Peut-on encore sauver les humains ?", nous entrons dans un autre monde. Le monde d'un dialogue imaginaire mais qui nous aide à trouver des réponses pour nos problèmes d'aujourd'hui.

(Emil Lansman, éditeur)

Théâtre de la Digue, Toulouse, France 2008, directed by Jean Pierre Beauredon

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