Jeanne et le feux

JEANNE ET LE FEU

Editions L’œil du Prince, 2009

Pièce écrite en 2007

18 rôles interchangeables
Nombre minimum de comédiens : 7 (4 hommes et 3 femmes)

 

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L’Europe s’enfonce dans le désastre, elle est en guerre depuis cent ans et apparemment rien et personne ne pourra la sauver. Sauf, peut-être, les bouffons royaux de tous les pays en guerre… Ces fous du roi se réunissent en Grand Concile secret pour trouver la solution que leurs maîtres n’arrivent pas à voir. Les bouffons décident d’inventer quelque chose, un personnage martyre, un symbole, un héro sauveur… Pourquoi pas une vierge illuminée, car il y en a des milliers qui sillonnent la France ? Ils vont organiser en conséquence « une audition » pour choisir « la bonne vierge »…


(Le concile des bouffons)

LE CONTEUR – Pas de trompettes, s'il vous plaît ! Pas de trompettes et pas de tambours. Ce Concile se tient dans le plus grand secret. Personne ne devra jamais savoir qu'il a eu lieu. Il ne figurera dans aucun livre d'histoire, et aucun témoin ne pourra rendre compte de son existence. Donc, voici le Maître Hainselin Coq, bouffon du roi Charles VI, hérité par le Dauphin et futur Roi de France, Charles VII.

Trompettes et roulements de tambours en sourdine. Entre Hainselin.

LE CONTEUR – Maître Guillaume Fouel, bouffon de la reine Isabeau de Bavière, mère de Charles VII.

Trompettes et roulements de tambours en sourdine, entre Guillaume.

LE CONTEUR – Maître Engelbert de Clèves, bouffon de Philippe le Bon, grand Duc de Bourgogne.

Trompettes et roulements de tambours, entre Engelbert.

LE CONTEUR – Maître Triboulet Ier, bouffon du Roi René d'Anjou.

Trompettes et roulements de tambours, entre Triboulet.

LE CONTEUR – Maître Brusquet, bouffon du Duc de Bedford, régent d'Angleterre.

Trompettes et roulements de tambours, entre Brusquet.

LE CONTEUR – Maître Chicot, bouffon de l'Empereur Sigismond de Luxembourg.

Trompettes et roulements de tambours, entre Chicot.

LE CONTEUR – La folle Mathurine, bouffonne de Jean V, duc de Bretagne.

Trompettes et roulements de tambours, entre Mathurine. Le Conteur se retire.

BOUFFON 1 – Nobles bouffons et fous des rois… Nous nous sommes réunis aujourd'hui, dans le plus grand secret, en concile des bouffons royaux, pour essayer de répondre à une question essentielle… c'est-à-dire… pourquoi nos rois, nos régents, nos princes, nos dauphins et nos ducs sont-ils aussi cons ? (Les bouffons réagissent bruyamment, font de grimaces, etc.) Et pour voir si on peut faire quelque chose pour les ramener à la raison… (Le même jeu, les bouffons réagissent drôlement.) Comme vous le savez, ça fait cent ans que les chrétiens sont en guerre contre eux-mêmes… Cent ans que l'Angleterre se bat contre la France, et que les Français se battent entre eux… C'est évident maintenant que nos rois sont trop bêtes, trop bornés et trop rongés par l'orgueil pour pouvoir arrêter ça… (D'autres réactions.) Et Dieu préfère, apparemment, ne pas s'en mêler. Au contraire, il a laissé le Diable s'emparer du destin des hommes… Comment pourrait-on autrement expliquer que les chrétiens ont maintenant trois papes, prêts à se déchirer, eux aussi, entre eux ? (Les bouffons pouffent, s'esclaffent, etc.) Donc, chers fous des rois, c'est clair que le monde est devenu fou… Et il n'y a que nous, les fous des rois, nous qui sommes si prêt de nos rois, qui pouvons réagir…

BOUFFON 2 – Disons la vérité. Nos rois, ducs, princes et papes sont fous à lier. 

TOUS – Oui…

BOUFFON 3 – Abrutis, arrogants, paresseux, cruels, gourmands, vaniteux, portés vers l'excès… Ils sont un vrai fléau pour nos cités et pour nos royaumes…

TOUS – Oui…

BOUFFON 4 – Ce sont des vrais possédés… On devrait s'en débarrasser.

TOUS – Oui…

BOUFFON 1 – Voilà, c'est pour ça que nous sommes là. Pour répondre à cette question… qu'est-ce qu'on fait lorsque des gens si nuisibles nous empoisonnent la vie ?

BOUFFON 5 – Il faut les arrêter tous, très vite…

TOUS – Oui…

BOUFFON 6 – Moi, je propose de les tondre ras d'abord, de les monter ensuite chacun sur un âne, et les faire sortir comme ça de nos villes…

TOUS – Oui…

BOUFFON 7 – Moi, je propose de les enfermer tous dans un couvent… Et les faire sortir en ville seulement lors des carnavals, lors des fêtes des fous et lors des mascarades…

TOUS – Oui…

BOUFFON 2 – Moi, je propose d'en finir une fois pour toutes avec nos rois et nos seigneurs. Ça ne suffit pas de les enfermer dans un couvent, ou même dans une forteresse bien gardée… Il faut les envoyer tous sur une île déserte…

TOUS – Oui…

LE BOUFFON 4 – Oui, entassons-les, tous, à bord d'un bateau, et poussons-le à la mer…

BOUFFON 1 – Bon, chers amis… Assez rigolé… Le temps presse. Je vous ai convoqué ici pour trouver une solution, car nous sommes les seuls à avoir un certain pouvoir sur nos maîtres. N'oublions pas que nos maîtres n'acceptent jamais la vérité, sauf lorsqu'elle vient de la bouche d'un bouffon. Nous sommes les seuls à pouvoir les insulter, les singer, leur rappeler qu'ils sont mortels et que les ruines soudaines sont la suite logique des ascensions imprévues. Comment les obliger de faire la paix ? Comment sauver cette France, la fleur de la chrétienté, pour sauver la chrétienté elle même ? Voilà la question. C'est à nous, qui savons si bien inventer des histoires drôles pour divertir nos rois, de fabriquer maintenant un miracle pour sauver leurs peaux et leurs peuples.

BOUFFON 2 – Les peuples sont en détresse. On dit que la fin du monde est proche.

BOUFFON 3 – On dit aussi que l'Antéchrist est né et qu'il se balade déjà sur la terre.

BOUFFON 4 – Partout dans nos villes les gens se préparent à la mort.

BOUFFON 5 – Vous avez vu comme cette horrible fête venue d'Allemagne, la danse de la mort, se répand partout ?

BOUFFON 6 – Oui, les gens se déguisent en squelettes et dansent jour et nuit dans la rue, jusqu'à ce qu'ils tombent de fatigue.

BOUFFON 7 – Et pourtant, pourtant, le peuple attend un miracle.

BOUFFON 2 – Les prophètes sont légions… Paris, Londres et Rome grouillent de visionnaires, d'illuminés, de prédicateurs et de sauveurs.

BOUFFON 3 – Le Pape a même institué un comité de théologiens qui ont pour missions de distinguer les visions qui viennent du diable de celles qui viennent de Dieu.

BOUFFON 4 – Partout, partout, les gens implorent la divine Providence de sauver l'humanité.

BOUFFON 5 – Depuis deux mois, les processions d'implorants sillonnent sans cesse les rues de Paris…

BOUFFON 6 – Le peuple dit que la France a été détruite par une femme, une reine dépravée et gaspilleuse, et que c'est toujours une femme, une vierge venue d'une forêt lointaine, qui sauvera la France…

BOUFFON 2 – Dans tout le pays court une prophétie qu'on a trouvée dans un des livres de Merlin l'Enchanteur… Il parle d'une pucelle qui doit venir du bois Chenu… Et vous savez bien que pour le peuple il n'y a pas de prophète plus vénérable que Merlin né d'une femme qui avait été abusée dans son sommeil par un diable. C'est d'ailleurs de cette origine que Merlin tirait sa science profonde et la pratique des nombres qui donnent la clef de l'avenir…

BOUFFON 3 – On a trouvé la même prophétie dans l'un des livres du moine Bédé le Vénérable, celui qui a écrit comme personne d'autre sur la théologie et la chronologie, sur les signes du zodiaque et sur les âges du monde…

BOUFFON 4 – Et il y a aussi une vénérable none, Christine de Pisan, qui annonce l'arrivé d'une pucelle envoyée par Dieu…

BOUFFON 1 – Voilà, c'est clair… Il nous faut une vierge… Une belle bergère vierge et inconnue, une belle "fille de Dieu". Voilà qui va sauver la France.

BOUFFON 2 – On pourrait pas faire venir de nouveau le fils ? Avec le fils ça a marché très bien…

BOUFFON 1 – Non, on ne peut pas faire venir deux fois le fils. Le fils, il a tout donné. Maintenant c'est au tour de la fille. Voilà ce qu'on va faire… On va préparer les esprits pour l'arrivée de la fille de Dieu, qui apportera la paix sur la terre… Mais il nous faudra trouver une belle vierge avec un brin d'intelligence…

BOUFFON 4 – Trouver une vierge, ce n'est pas un problème. Il y en a des centaines à errer sur les routes de la France, et elles ne demandent que ça : sauver la France et le Dauphin. Vous voulez que je vous fasse venir quelques vierges ?

Il fait un signe. Un écuyer fait entrer une jeune fille qui et en train de dire une prière.

SCENE 7
(L'audition des vierges illuminées)

BOUFFON 4 – Dis, jeune fille, c'est vrai que tu es envoyée par Dieu pour sauver la France ?

FILLE 1 (très exaltée) – Oui. Je suis envoyée par la Vierge de la Miséricorde. Et je vous dis que le royaume des cieux est prochain. Allez et prêchez. Et n'ayez pas, dans vos ceintures, ni or, ni argent, ni cuivre. N'ayez point de sac pour aller sur la route. N'ayez pas d'habits de rechange. N'ayez pas de souliers ni de bâtons…

BOUFFON 1 (au Bouffon 4) – C'est bon… Trop exaltée… Fais-nous voir une autre.

L'écuyer fait sortir la Fille 1 et fait entrer la Fille 2, une autre illuminée.

BOUFFON 4 – Dis, jeune fille, c'est vrai que tu es envoyée par Dieu pour sauver la France ?

FILLE 2 (un peu macabre) – Oui, et je dis que mon Seigneur le Dauphin aura victoire sur le roi d'Angleterre et sur ses autres adversaires et il dominera alors tous les autres princes… Mais il faudra qu'il fasse cette année cinq pèlerinages à l'Eglise de Notre-Dame du Puy pour rendre hommage à la Sainte Vierge…

BOUFFON 1 (au Bouffon 4) – C'est bon... Trop macabre… Merci. La suivante.

Le même jeu. L'écuyer fait entrer une nouvelle candidate au rôle du sauveur de la France.

BOUFFON 4 – Dis, jeune fille, c'est vrai que tu es envoyée par Dieu pour sauver la France ?

FILLE 3 (très furibonde) – Eglise romaine, je t'ai faite belle à ravir et toutes les nations admiraient tes charmes. Mais tu as eu trop confiance en ta beauté, c'est-à-dire dans l'abondance de tes biens temporels et dans la puissance séculière, et tu es devenue coupable de fornication en accordant à la faveur et à l'argent ce qui n'était dû qu'à la vertu…

BOUFFON 1 (au Bouffon 4) – C'est bon… Trop furibonde, la suivante.

FILLE 3 (en hurlant, pendant qu'elle résiste à l'écuyer qui essaie de la faire sortir) – Voici, dit le Seigneur, que je te livrerai à ceux à qui te haïssent. Ils détruiront les lieux que tu as souillés de ton infamie… Ils te dépouilleront des vêtements de ta gloire et te laisseront pleine d'ignominie…

L'écuyer fait entrer du même coup deux filles. Elles sont en train de chanter un psaume, les regards perdus dans le vide.

Bouffon 1 fait un signe à l'écuyer qui les fait sortir.

Entre Jeanne.

JEANNE – Vous me faites rire, Maître Conteur. Vous me faites rire, maîtres bouffons. Vous me faites rire et vous me faites pitié, honnêtes comédiens… Vous ne savez pas raconter mon histoire… (Tous les membres de la troupe viennent sur le plateau. "Les bouffons" enlèvent certains de leurs accessoires et éléments de costume pour redevenir "acteurs". Elle s'adresse au public.) Les conteurs on toujours mal raconté mon histoire. Voilà, je ne suis pas seulement Jeanne la mal jugée, mais aussi Jeanne la mal racontée. (Vers le Conteur.) Pourquoi voulez-vous trouver une explication rationnelle là où il y a eu pur miracle ? Pourquoi voulez-vous dénicher des forces obscures là où il y a eu seulement foi et sérénité ?

LE CONTEUR – Jeanne, on fait ce qu'on peut… N'oublie pas qu'après ta mort, pendant trois siècles, le monde t'a oublié. Et ce sont les artistes, les poètes et les hommes de lettres qui ont déterré de l'oubli ton personnage. Pas les historiens. Donc, on fait ce qu'on peut…

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« Jeanne et le feu » c’est d’abord une pièce sur la manière dont on écrit et réécrit l’histoire, ainsi que sur la manière dont les grands personnages historiques font ensuite l’objet d’une appropriation à la fois politique, religieuse et médiatique. Entre la vérité et l’écriture de l’histoire s’interpose toujours les ambitions des gens de pouvoir et les fantasmes de la société, le mensonge au service de l’état mais aussi le désir naïf de la foule d’être manipulée.

(L’œil du Prince, éditeur)

KazeTheater, 2009 Tokyo, directed by Petru Vutcarau

Comedy Theater, 2009 Bucharest, Romania, directed by Catalina Buzoianu

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Japanese (translation Shigehito Shiga)

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