Le mot progrès Editions Lansman

LE MOT PROGRES DANS LA BOUCHE DE MA MERE SONNAIT TERRIBLEMENT FAUX

Editions Lansman, 2007

Pièce écrite en 2005
Aide à la création accordée par le CNT – juin 2009

Une dizaine de rôles interchangeables,
Nombre minimum de comédiens : 3 hommes et 2 femmes

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Nous sommes quelque part dans cette Europe centrale terriblement éprouvée par la dernière guerre du XXème siècle. Deux réfugiés, un vieil homme et sa vieille femme rentrent chez eux. Est-ce qu'ils sont vieux, ou ils ont vieilli d'un coup après la mort de leur fils et après avoir été obligés de quitter leur maison, leur village, leur pays ? On ne sait pas.

De toute façon, la guerre est momentanément finie. Finie ou suspendue ? On ne sait pas. Le couple de vieillards rentre chez lui sous la protection des casques bleus. Ils sont parmi les premiers à avoir eu le courage de rentrer "chez eux". Chez eux, où ? Leur ancien pays a disparu. Ils rentrent dans un pays qui a un autre nom, qui a d'autres frontières. D'ailleurs, la nouvelle frontière passe maintenant à quelques centaines de mètres de leur maison, elle est visible juste au fond de leur verger. De l'autre côté c'est un autre pays, qui a un autre nom…

LE PERE et LA MERE rentrent chez eux et trouvent leur maison brûlée. LA MERE est dans un état de prostration. Elle ne peut même pas pleurer, elle est desséchée. Heureusement que le père reste actif. Il creuse des trous partout, dans la forêt, dans son jardin, dans son verger, parfois il s'aventure même à creuser des trous de l'autre côté de la frontière. Il creuse des trous ou des puits ? Il cherche des os ou de l’eau ? On ne sait pas. Les gens pensent qu'il est fou. Mais non, il est à la recherche des dépouilles de son fils qui a été tué dans les parages. Car LA MERE ne peut pas pleurer, ne peut pas faire le deuil de son fils sans avoir une tombe, sans pouvoir se recueillir sur une vrai tombe qui contient des vrais ossements.

LE VOISIN, qui est venu d'ailleurs et qui a acheté cette grande maison d’en face où personne ne voulait rentrer, compatisse avec le couple de vieillards. LE VOISIN vende et achète de voitures d'occasion, il a transformé la grange en atelier de réparation, il a rasé l'ancien jardin potager pour construire un réservoir car il veut ouvrir une station d'essence. Son discours et optimiste : la guerre est finie, le communisme est tombé, le capitalisme arrive, les gens se remettent à circuler en Europe, la frontière est à côté, quelle chance, une station d'essence à côté de la frontière pourrait apporter une fortune, bientôt on va moderniser la chaussée… Il est même prêt à acheter aussi la maison brûlée du couple de vieillards, pour en faire un motel… Mais LE PERE et LA MERE restent sourds aux propositions du VOISIN. Eux, ils veulent faire leur deuil, trouver le lieu où leur fils a été tué. Et voilà qu'un jour, exaspéré, LE VOISIN invite LE PERE dans sa cave. Une cave qui est pleine d'ossements humains que LE VOISIN a déterrés lors de ses travaux… Il propose au PERE de choisir un crâne, d'autres os humains, de reconstituer un squelette et de l'enterrer en tant que dépouilles de son fils. Comme ça LA MERE pourra enfin faire son deuil et pleurer à volonté…

 


Dans le noir, on entend un chien qui aboie des entrailles de la terre.

Lumière sur une espèce de no-man's land, éventuellement une rue déserte qui sépare deux camps en guerre.

VIBKO (en criant) – Stanko ! (Un temps.) Stanko, fils de pute ! Tu m'entends ? (Un temps.) Allez, fils de pute, réponds. Je sais que tu m'entends. (Un temps.) Mais putain, réponds, je peux pas rester ici toute la journée ! Tu m'entends ou pas ?
STANKO (en criant) – Oui.
VIBKO – T'es toujours en vie, fils de pute ?
STANKO – Oui.
VIBKO – On t'a pas encore brûlé la cervelle ?
STANKO – Non.
VIBKO – Espèce d'enculé ! Tu n'en as plus pour longtemps, espèce de salaud ! On va te découper bientôt en petits morceaux, toi et les autres enculés de ton espèce. T'entends ?
STANKO – Oui.
VIBKO – T'entends et tu ne dis rien ?
STANKO – Je dis que tu es une ordure et un chien enragé, et un jour on va te faire avaler ta propre langue.
VIBKO – Hier, c'est toi qui m'as tiré dessus ?
STANKO – Oui.
VIBKO – Et tu savais que c'était moi ?
STANKO – Oui.
VIBKO – Tu savais que c'était moi et tu m'as pourtant tiré dessus ?
STANKO – Oui. Et la prochaine fois je vais t'éclater la cervelle, t'en fais pas.
VIBKO – Espèce de pourriture ! Vous avez encore à manger, là-bas ? Il y a une odeur de pourriture qui vient de chez vous... Bientôt vous allez manger votre propre merde, toi et les autres fils de pute. Dès que le vent souffle de chez vous, ça sent la merde. Vous avez déjà commencé à bouffer de la merde ? Stanko, tu m'entends ?
STANKO – Oui.
VIBKO – Je t'ai posé une question.
STANKO – Va te faire foutre !
VIBKO – Dis-moi, fils de pute, est-ce que ma sœur a accouché ?
STANKO – Oui.
VIBKO – Quand ?
STANKO – Cette nuit.
VIBKO – Elle s'en est bien sortie ?
STANKO – Oui. Et sache que j'ai un garçon, espèce de connard.
VIBKO (rire involontaire sincère) – Un garçon !
STANKO – Oui. Et on va lui donner ton nom, espèce de bon à rien.
VIBKO – Ah non, je ne veux pas !
STANKO – Mais si, pauvre con. On va l'appeler Vibko car pour nous tu es déjà mort, alors on va appeler le petit Vibko pour que la famille se rappelle Vibko le connard qui est déjà mort.
VIBKO – De toute façon, je m'en fous.
STANKO – Très bien. Vas te faire foutre.
VIBKO – Ma frangine est encore à l'hôpital ?
STANKO – Non, elle a accouché à la maison.
VIBKO – Bon… Ecoute-moi bien, enfoiré... Je vais t'envoyer un petit colis. Il y a du sucre et du lait en poudre. Tu vas donner ça à Ida. Tu m'entends ?
STANKO – On n'a pas besoin ni de ton sucre et ni de ton lait en poudre. Tu n'as qu'à t'en empiffrer tout seul.
VIBKO – Ecoute, espèce de morveux… Tu fais ce que je te dis, t'entends ? C'est moi le chef de famille ! Je te pousse le paquet au milieu... T'entends ? Et parce que tu pues la merde, j'y ai mis un paquet de Marlboro. Pour toi, son of a bitch. Tu vas le fumer et tu vas penser que l'un de ces jours je vais te loger une balle dans la tête. D'accord ?
STANKO – Pousse le paquet.

A l'aide d'une perche, Vibko pousse le paquet au milieu de la rue. A l'aide d'une autre perche prévue avec un crochet, Stanko tire le paquet de l'autre côté de la rue.

VIBKO – Tu l'as eu ?
STANKO – Oui.
VIBKO – Tu donnes ça à ma sœur, t'entends ?
STANKO (qui s'allume une cigarette) – Oui.
VIBKO – Et tu me dis si elle a besoin d'autre chose.
STANKO (il rejette avec volupté la fumée) – On n'a besoin de rien... On a tout ce qu'il nous faut.
VIBKO – Espèce de fumier.
STANKO – Espèce de cinglé.

Quelques moments de silence. Ensuite, quelqu'un se met à jouer de l'harmonica, soit du côté droit, soit du côté gauche de la rue.

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CADAVRES EN STRATES…

De par ses origines mêmes (roumaines), Matéï Visniec est un auteur hanté par les guerres qui ont sévi au cœur des Balkans pendant tout le XXème siècle. La vision qu’il en donne, qu’il entend en donner, n’est pas, tout au contraire, celle d’un Sirius… Elle se veut à ras de terre. Plus encore : elle fait corps avec la contexture même du champ de bataille. Et avec toutes les couches superposées des cadavres des victimes… Le problème qu’il pose à travers cette pièce : comment faire son deuil de tous ces morts ? Et quel avenir tout cela peut-il réserver aux survivants ?

Après la guerre, autour des ruines de ce qui fut leur maison, le père et la mère partent en quête du corps de leur fils qui a été tué dans les parages. La mère est prostrée. Le père creuse des trous pour trouver les restes du fils tout en entretenant avec lui un étrange dialogue. Car le jeune homme est là comme le témoin amnésique et quelque peu hilare des événements guerriers et des massacres de l’histoire qui ont fabriqué cet humus humain de toutes les nationalités, toutes victimes confondues dans le même magma d’une sorte de fraternité post mortem. Dans le même temps, Ida, la sœur du garçon est à Paris où elle se prostitue en chantant, partageant épisodiquement l’amitié d’un travesti.
Le voisin, ravi de voir revenir le capitalisme, a acheté la maison d’en face et s’est reconverti dans le commerce des voitures d’occasion. Mais,  devenu aussi collecteur d’ossements qu’il revend, il compatit avec les parents. Il propose au père de choisir un crâne et de quoi constituer un squelette à enterrer en tant que dépouille de son fils, afin que la mère puisse enfin faire son deuil…

Entre Almodovar et Kusturica…

On pourrait croire cette histoire d’une incroyable tristesse et abominablement sinistre. Or il n’en est rien… Ou plutôt, elle est en même temps sinistre et drôle… Comme les protagonistes qui évoluent parfois dangereusement à cheval sur d’improbables et fluctuantes frontières nationales, le ton donné au spectacle par le texte comme par la mise en scène l’installe dans un registre d’expression délibérément kitsch, entre Almodovar et Kusturica… Entre les scènes, une fanfare vient  ponctuer le déroulement de cette danse macabre virtuelle où les cadavres occupent le sous sol. Un sous sol sensé représenter la douloureuse mémoire collective d’une Europe encore à naître…

Henri Lepine, RUEDUTHEATRE, juin 2009

 

« Un des plus beaux textes de Matéï Visniec qui connaît l’art consommé de mêler tragique et comique. Jean-Luc Paliès emboîte avec ses très beaux comédiens les pas de l’auteur franco-roumain : même terrible noirceur, même rigueur, même présence brûlante, même faculté à incarner les rires terribles des vaincus. »

Danièle Carraz / La Provence

 

« De savoureux grincements ironiques sous l’oeil vif de Jean-Luc Paliès (…) Un rytme enjoué et facétieux, un écho à la fanfare et à l’ambiance jazzy d’Alexandre Perrot et Jean-Baptiste Paliès qui apaisent les aléas amers et loufoques des situations. Saluons ce bel élan de résistance à la loi du plus fort et au triomphe du néant » .

Véronique Hotte / La Terrasse

 

« Comédie macabre d’une grande modernité qui débute au seuil de la paix. Le travail polyphonique et musical sert particulièrement le propos de l’auteur ».

Michel Flandrin / France Bleu Vaucluse

 

« Histoire à la fois sinistre et drôle. Le ton donné au spectacle par le texte comme par la mise en scène l’installe dans un registre d’expression délibérément kitsch, entre Almodovar et Kusturica… Une fanfare vient ponctuer le déroulement de cette danse macabre virtuelle où les cadavres occupent le sous sol.»

Henri Lépine / La Marseillaise

 

« C’est noir. Mais aussi rouge, blanc, musical, superbe, dramatique, créatif. Matéï Visniec, l’auteur, ne devrait pas renier. »

Anne Camboulives / Avignews

Créations en France :

Compagnie Influenscènes, mise en scène Jean-Luc Paliès, Festival d’Avignon – off 2009, Prix Coup de cœur de la presse.

D'autres créations :

Théâtre National de Craiova (Roumanie) 2005, mise en scène Serban Puiu

Martin E. Segal Theatre Center – New York (Etats-Unis) 2006, mis en scène Ian Morgan

Théâtre Amalia – Thessalonique (Grèce) 2007, mise en scène Ersi Vasilikioti

anglais (disponible en format électronique, traduction Joyce Nettles)

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

grec (disponible en format électronique, traduction Ersi Vassilikioti)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiroko Kawaguchi)

bulgare (disponible en format électronique, traduction Ognan Stamboliev)

MENTIONS LEGALES

création graphique : © Andra Badulesco 2010