Le spectateur condamné à mort

LE SPECTATEUR condamnE A mort

Editions Espace d’un Instant, 2006

Pièce écrite en 1985

Une douzaine de rôles interchangeables
Nombre minimum de comédiens : 4 hommes et 3 femmes

 

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La salle a la forme d'un tribunal. Forcément, une partie des spectateurs occupe la loge du jury. Les autres deviennent témoins. Un spectateur est choisi au hasard et le Tribunal commence à le juger. Il est déclaré coupable. Les principaux témoins sont l'Homme qui déchire les billets, la Femme du vestiaire, la Grosse Serveuse du buffet, le Photographe du théâtre, le Metteur en scène, l'Homme qui attend devant le théâtre, le Clochard aveugle qui joue de l'harmonica au coin de la rue...

Personnages :

LE JUGE
LE DEFENSEUR
LE PROCUREUR
LE GREFFIER
LE PREMIER TÉMOIN (L’homme qui déchire les billets)
LE DEUXIÈME TÉMOIN (La FEMME DU vestiaire)
LE TROISIÈME TÉMOIN (La grosse serveuse du buffet)
LE QUATRIÈME TÉMOIN (Le photographe du théâtre)
LE CINQUIÈME TÉMOIN (Un spectateur)
LE SIXIÈME TÉMOIN (Le metteur en scène)
LE SEPTIÈME TÉMOIN (L’auteur)
LE HUITIÈME TÉMOIN (L’Homme qui attend devant le théâtre)
LE NEUVIÈME TÉMOIN (Le clochard aveugle qui joue de l’harmonica au coin de la rue)
Un sergent, des soldats, des têtes


Le Procureur, Le Juge et Le Greffier, immobiles et le regard figé, attendent que les spectateurs prennent place. Quand la salle se calme, Le Procureur commence fébrilement.

LE PROCUREUR – Mesdames et messieurs, il y a un criminel parmi nous !

LE JUGE – Monsieur Le Procureur ! J'attire votre attention sur la procédure. Personne ne peut être considéré comme un criminel tant que le crime n'a pas été prouvé.

LE PROCUREUR – Il n'y a rien à prouver. On lit toujours le crime sur le visage du criminel.

LE JUGE, en frappant avec le petit marteau – J'attire votre attention sur le fait que la procédure est obligatoire.

LE PROCUREUR, en indiquant le Spectateur accusé – C’est lui le criminel !

LE JUGE – Je vous interdis de parler comme ça devant le public !

LE PROCUREUR, au public – Regardez-le, regardez son visage... Cet homme doit mourir ici, ce soir, écrasé comme, un insecte ! Messieurs, ne soyez pas dupes !

LE JUGE, en frappant plus fort – Silence !

LE PROCUREUR, fou – A quoi bon perdre son temps ? Qu'on le tue et qu'on rentre chez soi !

LE JUGE, au Greffier – Qu'est-ce que c'est que ce désordre ?

LE PROCUREUR, au public – Je vous en conjure, liquidons-le ! Ça n'a pas de sens de bavarder toute la soirée. (Au Spectateur accusé.) Debout, espèce de bête !

LE GREFFIER, au Juge – Je ne sais pas. Il a perdu la tête.

LE PROCUREUR – Ici ! Maintenant ! Je vais le tuer de mes mains. Qui est d'accord ? (Parmi les spectateurs.) Qui est d'accord ? Levez la main ! Levez donc la main !

LE JUGE, au Greffier – Faites-le taire.

LE PROCUREUR – Vous, pourquoi vous ne levez pas la main ? Lâches ! Levez la main, je vous dis...

LE GREFFIER, en luttant avec le Procureur – Bouclez-la.

LE PROCUREUR – Ne me touchez pas !

LE GREFFIER, au Juge – Monsieur, je peux taper ?

LE PROCUREUR, au public – Lâches ! Bougez-vous ! Faites quelque chose ! (Au Greffier.) Laissez-moi tranquille !

LE JUGE – Silence ! Ou je fais évacuer la salle.

LE GREFFIER, au Juge – Ce n'est pas possible. Les gens ont payé.

LE JUGE, en colère, contaminé par la folie du Procureur - Je n’ai pas besoins de leur argent ! Il tire des billets de banque de ses poches et les jette dans la salle. Voilà votre argent ! Prenez-le ! Je vous rembourse. Prenez-le et foutez le camp !

LE GREFFIER en tirant LE PROCUREUR devant LE JUGE - Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de lui ?

LE JUGE - Donnez-lui un peu d'eau.

LE GREFFIER il jette un verre d’eau sur le visage du PROCUREUR - C’est assez ?

LE JUGE - Demandez-le-lui.

LE GREFFIER au PROCUREUR - Vous en avez assez, Monsieur ?

LE PROCUREUR fatigué, haletant - Ç'aurait été mieux pour tout le monde... Il s'essuie le visage. C'est ça...

LE JUGE en le prenant au collet - Vous vous sentez mieux maintenant ?

LE PROCUREUR revenant à lui - Oui.

LE JUGE - Vous m'entendez ?

LE PROCUREUR - Oui.

LE JUGE - Ce n'est pas rigolo si on ne respecte pas la loi.

LE PROCUREUR - C'est un criminel odieux, ce type là, et je peux le prouver. C'est une ordure, je peux faire venir les témoins.

LE JUGE - Appelez-les. Vite!

Pause. LE JUGE boit, se rince la bouche, se gargarise. LE PROCUREUR arrange sa tenue et se met à sa table.

LE PROCUREUR : Faites entrer le premier témoin !

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« Vous avez compris le message de la pièce ? », demande l’un des personnages. « Bien sûr, répond son interlocuteur. Mais vous voyez… Il y a plusieurs niveaux de compréhension. Chaque niveau a son rythme… sa nuance… petit à petit… »

Alors ? Selon un premier niveau, on a affaire à une pièce où l’absurde sert la satire : un tribunal (juge, défenseur, procureur, greffier), une brochette de neuf témoins successifs, un accusé muet qui va être condamné à mort pour on ne sait quoi : parce qu’il se tait, parce qu’il est là, parce qu’il est ce qu’il est – ou n’est pas ce qu’il n’est pas, ou est susceptible d’être ce qu’il pourrait être – , parce qu’il ne se dit pas lui-même coupable… On reconnaît là, bien sûr, la substance des procès staliniens, de tous les procès intentés par les régimes totalitaires et au cours desquels juges, greffiers, défenseurs même deviennent des pantins manipulés par l’accusation.

Si l’on pousse plus avant l’exploration, on s’aperçoit vite que la mascarade concerne tout le monde – le tribunal, les témoins, les spectateurs, la foule extérieure, le genre humain dans son ensemble – tout ce qui existe, et qui finalement se voit condamné à la négation absolue, éternelle. Seul un « clochard aveugle », personnage récurrent des pièces de Visniec, pourra faire un ultime constat : « Vraiment rien ni personne… Je suis pour de vrai seul au monde… ».

Le monde est un théâtre, c’est bien connu. Parodie de justice, Le spectateur condamné à mort est une parodie de pièce, une parodie du monde. Tout s’y confond, acteurs, auteur, metteur en scène, spectateurs, juges, accusés, accusateur, défenseur et témoins. Le monde entier est un vaste tribunal où chacun tente d’effacer la présence de l’autre, et par là même d’effacer sa propre présence ; la représentation théâtrale, opération cathartique absolue, est une gageure : représenter des êtres qui font tout pour se purger non seulement du mal contenu en eux, mais aussi de leur propre existence.

Ecrite en roumain en 1984 (période fort critique pour les écrivains du pays), créée en sa langue d’origine en 1992 à Iasi (Jassy), la pièce fut représentée pour la première fois en France en 1998 (Festival off d’Avignon). Comme les autres pièces de Matéi Visniec, elle mériterait de nombreuses autres représentations: du vrai théâtre d’aujourd’hui – et de tout temps.

(Jean-Pierre Longre)

Théâtre National de Iasssy, Roumanie, 1991, mise en scène Irina Popescu Boieru

C-ie Le Second Œuvre, Festival d'Avignon off 1997, mise en scène Bernard di Amor

roumain (disponible en manuscrit, pièce écrite en roumain)

allemand (disponible en format électronique, traduction Gerhardt Csejka)

polonais (disponible en manuscrit, traduction Kazimierz Skorupski)

persan (disponible en manuscrit, traduction Tinouche Namjou)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiromi Yamada)

MENTIONS LEGALES

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