Mais maman, ils nous racontent au deuxième acte ce qu'il c'est passé au premier

MAIS MAMAN, ILS NOUS RACONTENT AU DEUXIEME ACTE CE QU'IL S'EST PASSE AU PREMIER

Editions Espace d’un instant, Paris, 2003

Pièce écrite en 1979

Nombreux personnages, hommes et femmes
Nombre minimum de comédiens : 7 (4 hommes et 3 femmes)

 

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Au début, deux personnages s’affairent autour d’un trou. Il paraît qu’il est vivant, qu’il chante de temps en temps, qu’il peut sauver la ville d’un désastre mystérieux mais annoncé. D’autres personnages rejoindront les deux premiers, on va refaire la Révolution Française autour du ce trou mais aussi l’histoire du théâtre… Un trou difficile à dompter qui avale et recrache sans cesse comédiens et personnages, objets et fantasmes, idées et utopies…

Personnages :

GRUBI
BRUNO
LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE
L’HOMME A LA POUBELLE
LE PORTEUR D’EAU
LE PREMIER HOMME
LE DEUXIEME HOMME
L’AVEUGLE
LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE
LA MERE
LA PREMIERE RECRUE, LA DEUXIEME RECRUE, LA TROISIEME RECRUE, LA QUATRIEME RECRUE, etc.
LE MAJORDOME
LE VISITEUR
MARAT
UN POLICIER
UN MACHINISTE
LE MAITRE DE CEREMONIES

D’autres machinistes, souffleurs, ouvreuses, préposées au vestiaire, membres de l’orchestre, Danton, Robespierre, le Roi, porteurs de cocardes, laquais, tambourineurs, masques, figures, spectateurs du monde, du monde, du monde
Oiseaux

le metteur en scène peut renoncer à certains personnages
le metteur en scène peut inventer des personnages nouveaux
le metteur en scène peut remplacer n’importe quelle réplique
le metteur en scène peut renoncer à l’esprit de la pièce car celui-ci se trouve dans sa lettre
le metteur en scène peut renoncer à la lettre de la pièce
le metteur en scène peut écrire une autre pièce
le metteur en scène peut modifier tout ce qu’il veut, autant qu'il veut, comme il veut sauf le titre de la pièce

LE TITRE DE LA PIECE EST SACRÉ


PREMIER ACTE

Au lever de rideau, BRUNO et GRUBI sont au bord d’un trou, les jambes pendantes dans le trou, penchés au-dessus du trou, et travaillant péniblement avec leurs mains dans le trou. De temps en temps ils se relaxent, mais ils reprennent toujours leur labeur, concentrés. Leurs têtes se touchent, ils manipulent toutes sortes d’instruments dispersés autour d’eux. Tout au long de la pièce, le but de leurs efforts restera invisible.

GRUBI - Pfff… Ça ne sortira jamais…
BRUNO - Tais-toi !
GRUBI - C’est tout embrouillé. Ça ne sortira pas.
BRUNO - Ça n’a rien à voir.

Pause. Ils travaillent dur. On entend le bruit et les grincements des outils.

BRUNO - Tire !
GRUBI (haletant) - J’peux pas.
BRUNO - Tire ! Tire par la tête ! Ouh…
GRUBI - Tu veux vraiment pisser tout ton sang ?
BRUNO - Vas-y, vas-y ! Casse-le…
GRUBI - Tiens !
BRUNO - Tiens-le ! Tape ! Tape !
GRUBI - Tiens ! Tiens ! Tiens ! Bordel de merde ! Je vais dégueuler.
BRUNO - Ferme-la ! Tire ici ! Tire ! Tourne ! Donne-moi la pointe ! Où est-elle ?
GRUBI - Je l’ai mise à s’effiler.
BRUNO (énervé) - Pfff… Apporte-la !

GRUBI s’éloigne pour apporter la pointe.

GRUBI (en criant) - Y’en a pas !
BRUNO - Quoi ? Quoiii ?
GRUBI - Elle n’est pas là. Elle n’est pas lààà…
BRUNO - Commeeent ?
GRUBI - Y’en a plus ! Elle est toute bouffée…
BRUNO (il crie, pris par la panique) - Beuh ! Viens ! Viens !
Viens, ça m’agrippe ! Ça m’aspire au fond ! Grubiii…

BRUNO lutte avec acharnement contre une force qui l’entraîne au fond du trou.

GRUBI (en arrivant pour l’aider) – Qu’est–ce que t’as ?
BRUNO – Ça s’entortille autour de moi… Ahhh…
GRUBI (paniqué aussi) – Donne-moi la main !
BRUNO - Doucement…

Tous les deux luttent de toutes leurs forces au bord du trou. BRUNO se débat pour s’échapper et s’agrippe à GRUBI. Ce dernier le tire de toutes ses forces.

BRUNO - Tire la corde !
GRUBI - Passes-la moi.
BRUNO - Attention, ça fait des nœuds.
GRUBI - Attends… Un, deux, trois !
BRUNO - Allons-y !
GRUBI - Mets ton doigt en dessous ! Oh ! Comme c’est sale !
BRUNO (en criant) - Allons-y ! Allons-y ! Tu vois pas que ça commence à nous bouffer ?
GRUBI - Beurk !

Tous les deux s’unissent dans un dernier effort et ensuite s’écroulent au bord du trou.

GRUBI (en essuyant sa sueur) - On revient de loin.
BRUNO (pâle et effrayé) - Ça aurait pu me déchiqueter. Ça aurait pu carrément m’estourbir.
GRUBI - J’te dis que ça n’va pas marcher.
BRUNO - Mais où diable s’est-on gourés ?
GRUBI - Dégageons ! Foutons le camp !
BRUNO - Ça doit être l’essieu qui s’est cassé. Quant l’essieu se casse, y’a l’os du fond de la bouche qui se resserre. C’est toujours comme ça quand on bouffe de la merde.
GRUBI (implorant) - Laissons tomber…
BRUNO - Et qu’est-ce qu’elle dira, Pendefunda ?
GRUBI - Ce qu’elle dira ? Ce qu’elle dira ? Qu’elle dise ce qu’elle veut !
BRUNO - On n’a pas intérêt.
GRUBI (méditatif) - On n’a pas de veine…
BRUNO (en remettant les outils en ordre) - Il faut bien trouver une tête. Il doit bien y avoir une tête, non ?
GRUBI - Y’en a pas ! Y’en a pas ! Moi j’te dis, y’en a pas ! Quand ça va bien à sa droite, c’est son oreille gauche qui saigne. Et c’est tout le temps comme ça. Ça ne risque pas de marcher un jour.
BRUNO - Je crois pas.
GRUBI - Ecoute ce que je te dis. On va finir par pourrir ici. Avec autant de flotte, comment veux-tu que ça tourne ? C’est le palais qui se détrempe, et ça goutte, ça goutte, ça n’arrête pas de goutter. J’vais lui dire.
BRUNO (en polissant les outils) - Elle va se fâcher.
GRUBI - Et alors, si elle se fâche ? On n’y peut rien.
BRUNO - Elle va se fâcher très fort. Pendefunda, elle n’est pas la femme que tu penses.
GRUBI (fatigué, vaincu) - Donne-moi une clope.
BRUNO - J’en ai pas.
GRUBI (sortant un paquet de cigarettes) - Tiens, prends une des miennes.
BRUNO - Merci. J’en ai aussi.

GRUBI sort la dernière cigarette de son paquet et jette le paquet dans le trou. Il allume sa cigarette avec sa dernière allumette et jette la boîte et l’allumette dans le trou.

BRUNO sort aussi sa dernière cigarette et jette le paquet dans le trou. Il allume lui aussi sa dernière cigarette avec sa dernière allumette et jette la boîte et l’allumette dans le trou.

BRUNO - Brrr ! Elle est dégueulasse.
GRUBI - Ce ne sont plus les cigarettes d’autrefois.
BRUNO - Toutes pourries aujourd’hui.

Pause. Les deux personnages fument. LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE entre en scène.

LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE - Ha ! Vous avez les tripes qui verdissent à vue d’œil !
BRUNO (étonné) - Pendefunda !
GRUBI (étonné) - Pendefunda !
LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE (en riant) - Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
GRUBI (implorant) - Mais dis-nous !
LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE - Tout va bien. C’est en répit maintenant. Mais je vois que vous n’avez rien foutu !
GRUBI - Ça ne marche pas. Ça s’est complètement empiffré de grumeaux. Et voilà, avec des semelles comme ça, on a glissé deux fois. Et si ça continue…
LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE - C’est votre affaire.

Elle verse le seau dans le trou et part.

GRUBI - Quelle putain !
BRUNO - Sacrée nana !
GRUBI - Oui, mais quelle bécasse.
BRUNO - Non…
GRUBI - Si ! Je lui ai demandé une fois d’ensabler quelque chose et elle m’a regardé, avec des yeux ronds.
BRUNO (en jetant son mégot dans le trou) - Allons-y !
GRUBI (en jetant lui aussi son mégot dans le trou) - On y va !

Les deux personnages recommencent à s’affairer penchés sur leur trou. Ils changent souvent d’outils, ils s’entraident. On les entend gémir d’effort en frappant. Ils vissent des pièces invisibles, ils tournent des manivelles.

BRUNO - Il me semble que le niveau est plus bas maintenant.
GRUBI - Tu crois ?
BRUNO - Non, ça se visse pas comme ça… Le couvercle, enlève le couvercle…
GRUBI (extrêmement concentré) - Où est-il ? Où ?
BRUNO - Prend ça !
GRUBI - Ouah !
BRUNO - Il m’a échappé. Tu le vois ?
GRUBI - Celui que j’ai fait tomber hier, croupit là maintenant.
BRUNO - Qu’est-ce que tu racontes ?
GRUBI (vaincu) - C’est ça… On n’a pas de veine.
BRUNO (lui aussi un peu déçu) - On n’y arrivera pas comme ça. Il faut retirer l’échelle.
GRUBI (effrayé) - Ça va mal finir ! Très mal. On va pas pouvoir la remettre.
BRUNO - On la jettera là toute entière. On la coupera en morceaux.
GRUBI (méditatif) - Pourquoi, nous, on n’a jamais de chance ? Tu m’écoutes, Bruno ?
BRUNO - Il y a anguille sous roche. Ça m’étouffe, tout ça. Pas toi ?
GRUBI - Ça m’étouffe aussi. J’ai les yeux qui pleurent comme avec des oignons.
BRUNO - Ils vont se payer notre gueule, tu vas voir. On doit pas les laisser faire.
GRUBI - Qu’importe ! Laisse-les rire.

Doucement, avec soin, ils commencent à extraire du trou une échelle dont on ne voit pas la fin.

BRUNO - Comme elle est longue !
GRUBI - Doucement, tire doucement, ça peut s’émietter.
BRUNO - Posons-la par terre. (Ils font des efforts pour la poser.) Pfff… Laissons-la.
GRUBI (regarde au fond du trou, attiré par quelque chose) - Tiens !
BRUNO - Quoi ?
GRUBI - Tiens, tu vois… ça a encore baissé.
BRUNO - Nom de Dieu, c’est vrai !
GRUBI - Encore un peu et ça va se renverser. Ça va crever, hein ! Et je vais bien rigoler quand ça va crever et tous les éclabousser.

Ils s’assoient au bord du trou et scrutent les profondeurs.

BRUNO - Oui, et que l’abcès perce !
GRUBI - Regarde là ! Ils pensent encore que ça peut marcher avec des brusqueries. Ha ! Ils ont lambiné pour rien. Ils sont montés jusqu’en haut pour rien.
BRUNO - Ignorons-les.
GRUBI - Ça m’énerve. Tu comprends ?
BRUNO - Qu’ils aillent au diable.
GRUBI - Tu vois, cette gueule grande ouverte. Si tu lui jettes une pierre, elle devient toute rouge.

Il jette l’un des outils. On entend un claquement effroyable. Ils éclatent de rire.

BRUNO - Essaie encore une fois.
GRUBI (jette une scie) - Ha ! Ha ! Ha ! C’est comme ça que ça commence, la grande flambée !

De l’intérieur du trou jaillissent des éclaboussures.

BRUNO (ramassant une goutte de son doigt et la porte à sa bouche) - C’est encore humide.
GRUBI (avec le même geste) - Il n’y a plus longtemps à attendre.
BRUNO - Quand la grande gueule commence à cracher c’est mauvais signe. Ça devient méchant, parfois tout s’enlaidit autour et il y a des gouttes qui s’écoulent derrière l’alambic. Pour une crevasse pareille, c’est normal toute cette fuite. Et tu sais, le mec à la pelle, il ne manquait pas de toupet, il m’a pris de court. Il m’a dit « ça tiendra ». Je lui ai dit « ça tiendra pas ». Il a tourné en rond et quand enfin il a pu regarder là en bas, bof, il n’y avait plus rien de ce qu’il était… Tu le vois, le mec, comme il s’accroche toujours au manche de sa pelle ? C’est comme s’il rongeait un os.
GRUBI - T’as pas à causer avec ces mecs-là.
BRUNO - Où est-ce qu’il est le sac à pommes ? Qu’on lui en jette une !
GRUBI - Il est p’têt bien dans la valise.
BRUNO - Et la valise, elle est où ?

GRUBI se lève, fouille dans un tas de choses, trouve la valise, fouille dedans et en sort une pomme qu’il tend à BRUNO.

GRUBI - Tiens !
BRUNO (en s'asseyant sur la valise) - La journée a foutu le camp et on n’a encore rien foutu.
GRUBI - Bon, j’fais du feu ?
BRUNO - Vas-y.
GRUBI - Et le bois il est où ?
BRUNO (en ouvrant une énorme malle) - Merde, il est humide.
GRUBI - Ça fait rien.

GRUBI allume le feu.

BRUNO (en se réchauffant les mains) - Quelle journée !
GRUBI - On est au repas du midi ou du soir ?
BRUNO (tout en regardant le ciel) - J’ai une faim de loup ! Vas-y pour la bouffe du midi.
GRUBI - Tu crois qu’il va encore flotter ?
BRUNO - Y’a pas de quoi pleuvoir.

Tous deux sortent leurs gamelles, plusieurs boîtes de conserve et leurs couverts et commencent à faire chauffer la bouffe.

GRUBI (après un moment) - J’te dis… le temps passe… et on s’agite pour que dalle !
BRUNO (en mâchant) - Je sais pas.
GRUBI - On va perdre encore beaucoup de journées. On va toutes les perdre.
BRUNO - Qu’importe les jours !

Ils mangent, préoccupés. Entre L’HOMME A LA POUBELLE.

L’HOMME A LA POUBELLE - Ha ! Ha ! J’vous y prends ! Toujours à bouffer ! Vous vous foutez vraiment de tout.
BRUNO - Le voilà…
L’HOMME A LA POUBELLE (il laisse sa poubelle et s’approche du trou) - Qu’est ce qu’il en sort de votre truc ? Vous avez fait une trouvaille ?
BRUNO - Ça ne marche pas.
GRUBI - Y’a rien à faire pour.
L’HOMME A LA POUBELLE - C’est con, ça. Pendefunda va se mettre en colère.
BRUNO - Je suis même allé voir dedans. On n’y peut rien. Rien du tout.
L’HOMME A LA POUBELLE - Je savais bien que ça ne marcherait pas. Vous feriez mieux de vous barrer.
GRUBI - Moi, j’pense pareil.
BRUNO - Moi aussi j’sais pas quoi dire.
L’HOMME A LA POUBELLE - C’est un diable de boulot. Pas la peine de perdre votre temps par ici. Moi, à votre place, je me serais taillé depuis longtemps.
GRUBI (à BRUNO) - Tu vois !
L’HOMME A LA POUBELLE - Ici, il faut… j’sais c’qu’il faut ici. Pour ce boulot on n’a pas ce qu'il nous faut. Ça aurait pu se faire en une demi-journée, ou même se faire tout seul.
BRUNO - Ça ? Tout seul ?
L’HOMME A LA POUBELLE - Moi, quand j’étais à l’armée, il m’est arrivé une histoire pareille. Mais à l’époque, personne n’avait la permission de descendre voir au fond. Et on tournait autour, mes potes, on tournait… Et une fois, il s’est ouvert seul, tout seul, un beau matin, comme une fenêtre. Et ça a craqué, comme ça, tout d’un coup, on l'a entendu très loin… Oh, ce qu’on a vécu alors ! La fanfare, jouait sans arrêt, sans arrêt. Et nous, on défilait au bord du trou, on faisait semblant de regarder dedans, et on y jetait des noyaux… Eh ! Eh ! Quel bordel c’était alors…

Pris par une sorte de nostalgie L’HOMME A LA POUBELLE se dirige vers la poubelle et commence à décharger son contenu dans le trou.

L’HOMME A LA POUBELLE - Eh ! eh ! Les gars, le temps d’avant, le bon vieux temps. J’en ai vu, dans ma vie, comme j’en ai vu ! (S’adressant au trou.) Tiens ! Maudite canaille ! Tiens ! Saloperie ! Bouffe ça ! Bouffe !

Des entrailles du trou, peu à peu, montent les sons d’une sonate jouée au piano.

L’HOMME A LA POUBELLE - Bon Dieu, écoutez ça !
BRUNO - Quoi ?
L’HOMME A LA POUBELLE - Ça commence.
GRUBI - Comment ? Ça s’est déclenché ?
BRUNO - C’est pas possible !
L’HOMME A LA POUBELLE - Mais si, j’vous jure ! On l’a déclenché.
Taisez-vous donc !
BRUNO (se lève et s’approche du bord du trou) - On entend ! On entend !
L’HOMME A LA POUBELLE - Ecoute, mais écoute… (Il commence à fredonner et à battre la mesure.) La la… la la la…
GRUBI (jubilation) - On entend Bruno, on entend ! Ça veut dire qu’on a réussi.
L’HOMME A LA POUBELLE (en jetant le reste des ordures dans le trou) - Tiens ! Chapeau les gars ! Vous avez fait du bon boulot ! Hi hi ! La la… la la la…

BRUNO écoute la musique et son visage s’éclaire au fur et à mesure que la musique s’amplifie.

BRUNO - Merde, c’est génial !
GRUBI (au comble du bonheur) - On y est arrivé. Tu vois qu’on y est arrivé !
L’HOMME A LA POUBELLE (nostalgique) - Comme ça chante bien, mon Dieu.
BRUNO (en soupirant) - Ah ! Et quand tu penses que…
GRUBI (presque en pleurant, courant autour du trou, en trébuchant sur les ordures) Tu vas voir c’qui va s’passer ! Tu vas voir… (En pleurant, en enlaçant BRUNO de ses bras.) Je n’y croyais plus… Hi ! Hou ! Comme je suis con !
BRUNO - Arrête, t’es pas con Grubi.
L’HOMME A LA POUBELLE - Je m’en vais. C’est extra que ça ait démarré.
Maintenant ça va être plus facile pour vous aussi.

Il part lentement, un peu triste et écrasé par la musique.

BRUNO - Bon, à partir de maintenant c’est comme si c’était déjà fait.
GRUBI (sanglotant doucement) - Comme c’est extraordinaire ! Comme c’est beau ! Oh la la, comment est-il possible que ça chante si bien ?
BRUNO - J’sais pas. Voilà, c’est possible.

La mélodie, arrivée au plus haut de son intensité, commence à diminuer. Les deux personnages s’allongent au sol sur le dos, la tête au bord du trou en écoutant la mélodie s’éteindre.

GRUBI - Il commence à faire sombre.
BRUNO - Ecoute, à ton avis, qu’est-ce que t’en dis, Pendefunda, elle va en dire quoi ?

La lumière diminue et s'éteint avec la musique.

Noir, silence.

Un autre moment de l’action. L’espace fortement éclairé. L’idée du matin. Les deux hommes sont penchés sur le trou en y travaillant comme au début.

BRUNO - Pfff ! J’crois pas qu’ça va sortir encore.
GRUBI (tenace) - Tais-toi ! Il faut que ça sorte !

Pause. Travail intense. Cliquetis des outils.

BRUNO - C’est tout noir… c’est tout enchevêtré… ça ne peut plus ressurgir. Ça s’est étranglé la nuit d’hier, dans le noir…
GRUBI - Tire !
BRUNO (haletant) - J’peux pas ! C’est tout emmêlé ! Tu vois pas qu’ça s’est tu
complètement ?
GRUBI - Tire ! Tire aux jointures ! Putains de jointures !
BRUNO - Tu veux me faire cracher le sang !
GRUBI - Mais non ! Maintenant, casse-les !
BRUNO - Ha ! (Pour lui-même.) C’est inutile… ça ne va jamais recommencer.
GRUBI - Tiens-le fort ! Cogne-les ! Cogne-les !
BRUNO (en frappant) - Tiens ! Tiens ! Ordures maudites ! Ça me renverse
les tripes !
GRUBI - Tire ! Tire ! Elle est où, la pointe ?
BRUNO - Je l’ai mise à s’effiler.
GRUBI - Comment ?
BRUNO - Elle s’était déjà faufilée sous la peau. Ça frisait la catastrophe.
Des gouttes de sang coulaient déjà. Y’en avait partout…
GRUBI - Montre-moi ça !
BRUNO - Ça ne c’est pas passé ici. Mais je vais la chercher. A force de s’effiler
elle a probablement disparu.

Il se lève et va chercher la pointe.

BRUNO - Rien ! Je suis sûr de l’avoir laissée ici.
GRUBI (soudainement ennuyé, il arrête son travail et s’assoit en tailleur au bord du trou) - Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’est pas toi qui l’as mise à s’effiler, c’est moi qui l’ai mise à s’effiler. Tu n’ te souviens plus de rien ?
BRUNO - Non !
GRUBI - Tu t’souviens plus, comment ça s’est mis à chanter, tout d’un coup…
la la la… hein ?
BRUNI (coupable) - Non… Ecoute, on perd notre temps ici.

Lui aussi, il s’assoit en tailleur au bord du trou.

LE PORTEUR D’EAU entre en scène avec son tonneau sur roues. Il s’arrête au bord du trou, regarde les deux personnages, puis scrute le fond du trou.

LE PORTEUR D’EAU - Tiens ! Encore ici ! Toujours les bras croisés !
BRUNO - Allez ! Ferme-la !
LE PORTEUR D’EAU - Encore une journée de perdue. Et si Pendefunda
vous voyait ?
GRUBI - Et alors ?
LE PORTEUR D’EAU - Rien, j’disais ça comme ça !
BRUNO - Tu f’rais mieux de t’taire.
LE PORTEUR D’EAU (compatissant) - Rien n’est sorti ?
BRUNO - Ttss ! Zéro !
LE PORTEUR D’EAU - Ça peut pas sortir comme ça. J’savais bien que ça n’avait aucune chance. Il y a toutes sortes de gens par ici. Mais personne ne te donne un coup de main.
GRUBI - Quand même, hier soir, ça a marché.
LE PORTEUR D’EAU (illuminé) - Comment ? Ça a chanté ?
GRUBI - Ça a chanté, oui.
LE PORTEUR D’EAU - Longtemps ?
GRUBI (énervé) - Bof ! Longtemps, longtemps… Ça a chanté, c’est tout !
BRUNO - Ça a chanté un peu, mais ça a chanté.
LE PORTEUR D’EAU - Ça a chanté au moins une bonne minute ?
BRUNO - Une minute. Oui, oui, je crois bien…
LE PORTEUR D’EAU (en jubilant) - Mes frères ! Vous m’avez sauvé !
Ça veut dire que j’peux prendre de l’eau !
BRUNO - Prends-en !
GRUBI - Prends-en plutôt sur les bords… (Il lui montre.) Tu vois ? De ce côté là ça a chanté plus fort.
LE PORTEUR D’EAU - Quelle merveille ! C’est du bon boulot que vous avez
fait.
BRUNO (modeste) - Hmmm… bof…

LE PORTEUR D’EAU remplit ses deux seaux d’eau. Il goûte l’eau et après boit avec une grande soif. Il se lave les mains et le visage, il joue avec l’eau et la jette en l’air.

LE PORTEUR D’EAU - De l’eau ! de l’eau ! eh ! eh ! Il y a longtemps que je n’ai pas bu une eau pareille !
GRUBI (retenu) - Elle est bonne ?
LE PORTEUR D’EAU - C’est de la rosée mes amis ! C’est un vrai délice !
GRUBI (à BRUNO) - Et si on buvait un coup nous aussi ?
BRUNO - De cette puanteur ?
GRUBI - T’as pas entendu comme elle est bonne ? Si ça a chanté ça veut dire
qu’elle est bonne. Qu’est-ce que ça fait si ça n’a pas chanté longtemps !
BRUNO (goûtant à l’eau) - C’est pas mauvais.
LE PORTEUR D’EAU - Mauvais ? C’est comme si on la buvait sur les feuilles.
Je vais faire fortune avec cette eau.
GRUBI (boit avidement) - Houah ! Quelle eau ! Quelle eau !
LE PORTEUR D’EAU - Vraiment… je ne me souviens plus… depuis quand j’ai pas bu une eau aussi bonne… ça fait des années et des années… J’étais blessé et mon abcès suppurait… J’avais un abcès gros comme ça, ici, juste ici, et tout le monde venait et le regardait. C’est seulement comme ça que je me suis guéri.
BRUNO (continuant à boire) - Oui. Ça va. (A GRUBI.) J’crois qu’on devrait s’y remettre, hein ?
LE PORTEUR D’EAU - Allez-y ! Allez-y ! Parce que moi, j’m’en vais.

Il sort.

GRUBI - Bof, maintenant, que ça a commencé à donner de l’eau, il faut aller jusqu'au bout.
BRUNO - J’sais plus quoi dire.
GRUBI - J’te dis. Jusqu’à la fin, on y arrivera à ce que ça parle.
BRUNO - Tu crois ?
GRUBI - On y arrivera. J’te dis. C’est seulement que…
BRUNO - Hein ?
GRUBI - J’crois qu’il faut qu’on y descende, tous les deux.
BRUNO - Ça va nous noircir tous les deux et on ne pourra plus en sortir.
GRUBI - J’sais pas. Tout ce que je sais, c’est ça, il faut qu’on descende ensemble.
BRUNO - D’accord.

Ils commencent à organiser les outils pour la descente dans le trou.

BRUNO - Bouah ! Ça me file la nausée.
GRUBI - Doucement… doucement… c’est pas aussi dégueulasse qu’on l’croit.
BRUNO - Tu vas voir plus tard.

Ils s’introduisent avec précaution dans le trou. On n’aperçoit plus que le haut de leur crâne.

Ils commencent à travailler avec la tension que l’on devine à travers leurs halètements et la fréquence des bruits d’outils.

De temps en temps ils jettent hors du trou des outils. Ils tendent les mains dehors pour en attraper d’autres.

LA VOIX DE BRUNO - Ouuh ! Quel froid !
LA VOIX DE GRUBI - Tais-toi ! Serre plus fort !
LA VOIX DE BRUNO - Tu crois qu’il y en a d’autres qui sont passés par ici ?
J’crois pas que quelqu’un soit déjà passé par ici.
LA VOIX DE GRUBI - Tu vois ces traces de chien ?
LA VOIX DE BRUNO - Ça, c’est pas des traces de chien.
LA VOIX DE GRUBI - Plus fort ! Encore ! Encore !
LA VOIX DE BRUNO - Ce sont des traces de chèvre ou de cheval.

Ils commencent à rejeter sur les bords du trou toutes sortes d’objets. C’est au metteur en scène de décider de leur succession et leur nature, en fonction des significations qu’il désire donner à la pièce.
Par exemple, ils rejettent à l’extérieur des tiroirs de dimensions différentes. Une fois les marges du trou encombrées de tiroirs, ils commencent à rejeter des objets qu’on peut trouver habituellement dans des tiroirs : des gants, des mouchoirs, des flacons de parfum, des crayons, des jouets, des livres, des feuilles géantes de carbone, des pointes aiguës qui ne servent à rien, des petits lambeaux de peau arrachés du visage amusé d’un homme, des flacons de sueur divers, des petits dispositifs pour réchauffer l’air à l’intérieur des boîtes de conserves vides, des appareils pour mesurer la qualité du pied d’être le gauche ou le droit, des balles minuscules pour tirer sur des animaux invisibles, etc…

LA VOIX DE GRUBI - Quel bordel ! Quel bordel !
LA VOIX DE BRUNO - Ça c’est pas notre affaire.
LA VOIX DE GRUBI - Qui va l’ faire alors ?
LA VOIX DE BRUNO - Ces mecs, c’est de la barbarie ce qu’ils ont foutu. Ils s’en moquaient vraiment. J’vais l’dire à Pendefunda. Tu vas voir, j’vais tout lui raconter.
LA VOIX DE GRUBI - Bof, t’as pas le culot de lui dire.
LA VOIX DE BRUNO - Qu’est-ce que tu crois, tu vas voir.
LA VOIX DE GRUBI - Au train où vont les choses on n’arrivera pas à boucler,
même demain.
LA VOIX DE BRUNO - Pourvu qu’il ne pleuve pas !

Sur ces mots et tandis que différents objets sont balancés hors du trou entrent LES DEUX HOMMES QUI MANGENT DES GRAINES DE COURGES ET DES PISTACHES.

LE PREMIER HOMME (en mangeant et en s’approchant du trou) - Ha ! Regarde !
LE DEUXIEME HOMME (en mangeant et s’approchant du trou) - Qu’est-ce qu’il y a ?
LE PREMIER HOMME - Ces mecs, ils ont recommencé.
LE DEUXIEME HOMME - Vraiment ?
LE PREMIER HOMME - Tu vas voir ce que tu vas voir.
LE DEUXIEME HOMME - On va rien voir du tout. Ils perdent leur temps.
LE PREMIER HOMME (il jette les coquilles de pistaches dans le trou ; toujours en mangeant) - Ils sont déjà devenus tout noirs.
LE DEUXIEME HOMME (il jette, lui aussi, les coquilles de pistaches dans le trou) - Tu te souviens quel bouillon de gras a régurgité d’ici la fois dernière ?
LE PREMIER HOMME - Ces mecs, ils vont finir par effondrer la ville.
LE DEUXIEME HOMME - Il faudrait leur casser la gueule.
LE PREMIER HOMME - Ils me débectent.
LE DEUXIEME HOMME - C’est dingue comme il y a toujours quelqu’un qui se fourre là-dedans. Mais que diable y cherchent-ils dans ce trou ?
LE PREMIER HOMME - Il faudrait les en sortir et leur faire la peau. On devrait pas tolérer ça.
LE DEUXIEME HOMME - Autrefois, les trous étaient beaucoup mieux gardés.
LE PREMIER HOMME - Ça ne peut pas continuer ainsi.
LE DEUXIEME HOMME - Et tu veux faire quoi ?
LE PREMIER HOMME - Rien.

De temps en temps les répliques des deux hommes sont interrompues par les voix de BRUNO et GRUBI et par les bruits des objets rejetés.

LA VOIX DE GRUBI - Ces chiens, si jamais j’en croise un…
LA VOIX DE BRUNO - Laisse tomber !
LA VOIX DE GRUBI - Mais tu vois pas que personne ne bouge même un
doigt ? Tu vois pas ?
LA VOIX DE BRUNO - Passe-moi la clé anglaise.
LA VOIX DE GRUBI - Haouh !
LA VOIX DE BRUNO - Pardon ! J’ai pas fait exprès !
LA VOIX DE GRUBI - Pas exprès, pas exprès !
LA VOIX DE BRUNO - C’est assez épaissi ?
LA VOIX DE GRUBI - Pas tellement. Ahiii ! Ça a pété, serre-le !

Un jet fort de fumée et de vapeur sort du trou.

LA VOIX DE BRUNO - Ça m’étouffe.
LA VOIX DE GRUBI - Tiens-toi à moi.
LA VOIX DE BRUNO - Ne l’ouvre pas, ne l’ouvre…

On entend des sons très étranges, des grincements de ferraille. Plusieurs oiseaux s’envolent du trou, planent dans la salle et atterrissent sur les épaules des spectateurs.

Deux d’entre eux se posent sur les épaules des deux hommes.

LA VOIX DE GRUBI (soulagé) - C’est fini. On est sauvé.
LA VOIX DE BRUNO - Ouf ! C’est réglé.

Du trou se dégage une atmosphère de calme et de tranquillité. On a l’impression que le trou est devenu clair comme un ciel dégagé.

LA VOIX DE BRUNO - J’sais pas si on a bien procédé. Peut-être qu’il fallait pas les lâcher…
LA VOIX DE GRUBI - C’est fait ! C’est fait ! Tant mieux pour eux.

GRUBI et BRUNO commencent, semblent-il, à accorder les cordes d’un piano qui contient aussi des clochettes. On entend les sons délicats de plusieurs instruments.

LA VOIX DE GRUBI - T’endends ?
LA VOIX DE BRUNO - Plus serré !
LA VOIX DE GRUBI (en essayant une note) - Comme ça ?
LA VOIX DE BRUNO - A peu près.
LA VOIX DE GRUBI (autre note) - C’est mieux ?
LA VOIX DE BRUNO - Beaucoup mieux.
LA VOIX DE GRUBI - Je me demande si on ne ferait pas mieux de ne plus ressortir.
LAVOIX DE BRUNO - Ça reste à voir.

Sur le fond des sons, voix, et événements du trou, les deux hommes ont le dialogue suivant.

LE PREMIER HOMME (en regardant dans le trou) - Ils vont faire de la casse. Ils vont finir par faire éclater l’abcès.
LE DEUXIEME HOMME - Laisse-les faire.
LE PREMIER HOMME - J’ai jamais rencontré deux fous pareils.
LE DEUXIEME HOMME - Et nous donc ?
LE PREMIER HOMME - Qu’est-ce que tu veux dire ?
LE DEUXIEME HOMME - Dire qu’on reste ici les bras croisés.
LE PREMIER HOMME (excité de ce qui se passe dans le trou) - Putain ! Ils veulent tous les lâcher.
LE DEUXIEME HOMME - Comment ?
LE PREMIER HOMME - Ils veulent lâcher les bêtes.
LE DEUXIEME HOMME - Foutons le camp !
LE PREMIER HOMME - A quoi bon ? Il vaut mieux rester jusqu’au bout.
LE DEUXIEME HOMME - La nuit va tomber. Ces gars-là y sortiront plus.
LE PREMIER HOMME - Ha ! ha ! Ça va être un de ces scandales ! Ils vont laisser les bêtes envahir la ville. Elles vont se multiplier et grouiller tous azimuts.
LE DEUXIEME HOMME (reculant devant les jets de vapeur et de fumée) - Ouah ! Ça continue !
LE PREMIER HOMME (essayant de rabattre les vapeurs avec son chapeau) - Bon Dieu ! Quelle puanteur !
LE DEUXIEME HOMME (il s’évente avec son chapeau) - C’est ça. J’ te disais bien qu’il allait se passer quelque chose d’incroyable.
LE PREMIER HOMME - Rien de vivant ne peut plus sortir d’ici.

Des oiseaux s’envolent du trou.

LE DEUXIEME HOMME (extasié) - Les bêtes, les bêtes ! Elles ont commencé à voler.
LE PREMIER HOMME - Mais qui donc a bien pu leur apprendre ?
LE DEUXIEME HOMME - C’est fini, vraiment fini ! L’abcès est percé. C’est terminé. On va avoir de l’eau. On va pouvoir se promener en bateau. (Il danse autour du trou.) Le trou a sorti son pus. Le trou a percé.
LE PREMIER HOMME - Il va voler lui aussi, tu vas voir, écoute ce que j’ te dis.
LE DEUXIEME HOMME - Qu’il vole ! Que le trou vole !
LE PREMIER HOMME - Ha, ha ! Tu vois c’ que t’as sur l’épaule ?
LE DEUXIEME HOMME (attentif à l’oiseau sur son épaule) - Tiens, tiens, tu veux une graine ? Mange.
LE PREMIER HOMME - Et maintenant tu nourris la bête ?
LE DEUXIEME HOMME - Occupe-toi de la tienne.
LE PREMIER HOMME (nourrissant l’oiseau sur son épaule) - Glou-glou-glou…
LE DEUXIEME HOMME - Je t’dis. On a bien fait de passer par ici. De ce temps là, on n’a pas le droit de rester chez soi.
LE PREMIER HOMME (préoccupé par son oiseau) - Glou glou glou glou…
Je l’emporte avec moi…
LE DEUXIEME HOMME (aux personnages dans le trou) - Hé ! On peut prendre les oiseaux avec nous ?
LA VOIX DE BRUNO - Ça vous regarde.
LA VOIX DE GRUBI - Foutez-nous la paix ! Allez vous faire pendre ailleurs !
LE PREMIER HOMME (à BRUNO et GRUBI) - Il vous faut quelque chose ?

On les entend pouffer et éclater de rire dans le trou.

LA VOIX DE GRUBI - Non !
LE DEUXIEME HOMME - On peut descendre nous aussi ?

La tête de GRUBI surgit du trou.

GRUBI - Vous n’avez rien à foutre ici. Vous ne pigez pas que vous n’y avez rien à foutre.
LE DEUXIEME HOMME - Bon, je me disais, que peut-être…

La tête de BRUNO surgit du trou.

BRUNO - Y’a pas de raison d'y descendre. Tout est terminé.
GRUBI - On est arrivé au fond du verre.

L’HOMME AVEUGLE fait son apparition. Il avance doucement en tâtonnant le sol avec sa canne. Il s’approche du trou et tombe dedans. Personne ne l’a vu.

BRUNO (se sortant du trou à la force de ses bras, il s’assoit au bord, les jambes pendantes) - Voilà. Terminé.
GRUBI (jeu identique) - On a fait du bon boulot aujourd’hui.
LE PREMIER HOMME - Si vous avez encore besoin de nous…
BRUNO - Je ne crois pas.
LE DEUXIEME HOMME - On est toujours là…
LE PREMIER HOMME - On reste là avec vous.
BRUNO - Comme vous voulez.

LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE entre. Elle s’approche des quatre personnages et regarde dans le trou.

LA JEUNE FILLE AU LINGE SALE - Ça alors !
GRUBI (fier) - Hein, qu’est-ce que t’en dis ?
LA JEUNE FILLE AU LINGE SALE - Qu’est-ce que tu veux que j’en dise ?
GRUBI - Encore un peu et on achève.
LA JEUNE FILLE AU LINGE SALE (en montrant du doigt dans le trou) - Mais là-bas, qu’est-ce qu’on voit ?
BRUNO - Où ?
LA JEUNE FILLE AU LINGE SALE - Là ! Là !

Tout le monde regarde ce qu’elle désigne.

BRUNO - Ha ! Le jour se lève.
GRUBI - Tu sais, là-bas c’est pas comme chez nous. Là c’est la nuit qui tombe
et là-bas c’est le jour qui se lève.
LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE (incrédule) - Ça c’est la meilleure !
GRUBI - Ma parole ! Demande à Bruno.
LE PREMIER HOMME (retirant son chapeau) - Mademoiselle, Monsieur Grubi a parfaitement raison. C’est scientifiquement prouvé.
LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE - Vraiment ?

Elle commence à jeter le linge sale dans le trou.

LE DEUXIEME HOMME (dégoûté) - Pouah ! Quelle saleté !
LE PREMIER HOMME - Vous faites la lessive chaque jour, mademoiselle ?
LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE - Oui, monsieur.
LE DEUXIEME HOMME - C’est à qui ce linge, mademoiselle ?
LA JEUNE FILLE AU LINGE SALE - C’est le mien.
LE DEUXIEME HOMME - Mais comme il est sale !

LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE jette tout son linge et quitte la scène.

BRUNO (regardant le trou) - Voilà c’ qu’on a réussi à faire…
GRUBI (regardant dans le trou) - Ça va tout de suite se remettre en ordre.
LE PREMIER HOMME (regardant dans le trou) - Jamais je n’aurais pu imaginer ça.
LE DEUXIEME HOMME (regardant dans le trou) - Moi non plus.

L’HOMME A LA POUBELLE entre d’un pas pressé et commence à décharger ses ordures dans le trou.

L’HOMME A LA POUBELLE - C’est pas vrai, vous avez réussi !

LA JEUNE FILLE AU LINGE SALE revient avec une bassine pleine d’eau et la jette dans le trou.

LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE (à L’HOMME A LA POUBELLE) - Et pourquoi ça t’étonne ?

L’HOMME AVEUGLE entre sur scène, comme la première fois. Il avance très pressé et tombe dans le trou. Personne ne l’a vu.

L’HOMME A LA POUBELLE (nonchalamment, à LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE) - J’ disais ça comme ça…

L’HOMME A LA POUBELLE sort.

LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE (à BRUNO et GRUBI) - J’ comprends pas pourquoi vous laissez tout le monde entrer ici.

LA JEUNE FILLE AVEC LE LINGE SALE sort.

BRUNO (regardant le ciel) - Il se fait tard.
GRUBI - J’ peux mettre la table ?
LE PREMIER HOMME (regardant le ciel) - Il se fait vachement tard.
LE DEUXIEME HOMME - Il va pleuvoir.
LE PREMIER HOMME (à BRUNO et GRUBI) - Ça va chanter à quelle heure ?
BRUNO - On peut jamais prévoir. Parfois ça débute plus tôt, parfois après la nuit noire.
LE DEUXIEME HOMME - Si c’est après la nuit noire, ça ne sert plus à rien…

La tête du VOYAGEUR PRESSE surgit du trou.

LE VOYAGEUR PRESSE (à BRUNO) - Vous savez peut-être à quelle heure part le train de quatre heures ?
GRUBI - Non… (Au PREMIER et au DEUXIEME HOMME.) Vous savez, vous, peut-être, à quelle heure part le train de quatre heures ?
LE DEUXIEME HOMME - Bof… Il me semble à quatre heure, non ?
LE VOYAGEUR PRESSE - Et maintenant, il est quelle heure ?
BRUNO - J’ sais pas. (A GRUBI.) Tu sais quelle heure il est ?
GRUBI - J’ sais pas.
BRUNO (au VOYAGEUR PRESSE) - On sait pas.
LE VOYAGEUR PRESSE - Merci.

LE VOYAGEUR PRESSE disparaît.

LE PREMIER HOMME (il s’assoit sur une caisse et il s’allume une cigarette ; évidemment il jette l’allumette dans le trou) - Pourquoi ça ne commence pas ?
BRUNO (il s’allonge de tout son long sur le côté) - J’ crois que ça ne va plus tarder.
GRUBI (il s’assoit sur une malle) - Ça va venir. Laissons-lui seulement le temps de respirer. (Au PREMIER HOMME.) Hé ! (Il fait le geste pour demander une cigarette. Il la reçoit et il l’allume lui-même. A BRUNO.) Hé ! (Il lui passe la cigarette et ils la fument ensemble.)
DEUXIEME HOMME - Quelle dégueulasserie ! (Il retourne le bas de son pantalon jusqu’aux genoux et s’assoit au bord du trou les jambes pendantes. Soupir de contentement.) Ouah !…
BRUNO - C’est bon ?
LE DEUXIEME HOMME - C’est super.
BRUNO - J’ vous l’ disais bien que ça redeviendrait normal.

LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE entre en scène.

LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE - Ha ! Vous fumez encore. Vous avez les tripes qui verdissent à vue d’œil.
GRUBI - Et quoi ? C’est pas tes oignons.
BRUNO - T’es vraiment une gourde.
LE PREMIER HOMME - Ouste !
GRUBI - Fous le camp ! Ne mets plus les pieds ici !
LE DEUXIEME HOMME - Mademoiselle, permettez-moi l’expression, vous avez une case vide.
LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE - Vous êtes tous de fieffés rustres ! Dans ce trou, vous n’êtes pas à la hauteur !

LA JEUNE FILLE AU SEAU D’EAU SALE jette les eaux usées dans le trou et part.

GRUBI - J’en ai ras le bol de cette nana !
LE PREMIER HOMME - Les bonnes femmes, elles n’ont pas à se mêler de ce qu’on trafique ici.

La tête du VOYAGEUR PRESSE surgit du trou.

LE VOYAGEUR PRESSE (à BRUNO) - Monsieur… Pardon, s’il vous plaît, monsieur… Je suis dans une situation délicate. Il faut absolument que j’attrape le train de quatre heures et je n’ai pas de quoi.
BRUNO - Monsieur, ça, c’est pas évident. Les miennes je ne peux pas vous les refiler. (A GRUBI.) Tu peux lui passer les tiennes ?
LE DEUXIEME HOMME - Vous voulez les miennes ? Prenez-les ! De toute façon j’en ai plus besoin.

LE DEUXIEME HOMME lui tend ses chaussures.

LE VOYAGEUR PRESSE - Merci monsieur, de tout mon cœur, merci.
LE DEUXIEME HOMME - De rien.

LE VOYAGEUR PRESSE disparaît. Les autres regardent admirativement LE DEUXIEME HOMME.

LE DEUXIEME HOMME - J’ai considéré que c’était de mon devoir, n’est-ce pas ?
BRUNO - Bien sûr…
GRUBI - Vous avez fait votre B.A. aujourd’hui.

Pause.
Les personnages fument. Aux pieds du DEUXIEME HOMME commence à monter des vapeurs.

L’atmosphère est quand même assez calme. On entend, à l’intérieur du trou, un train qui s’éloigne.retour en haut de la page

Un trou. C’est l’histoire vraie d’un trou. Un vrai trou. Revigorante allégorie de la séquestration en tous genres, le trou de Matéi Visniec secoue les puces des régimes totalitaires, arrache le bâillon de la résignation.

Oui ! Percer l’ABCES, percer de part en part la pomme terrestre, faire SON trou. Trou tunnel, en hauteur, de puisatier. Trou évasion, trou de vie, un TROU VIVANT. PAR ICI, LA SORTIE ! On devine l’étonnement, la satisfaction puis l’hilarité du public roumain, stupéfait et réjoui. La première pièce de Visniec fut un coup de tonnerre, un pied de nez magistral, une parade, une déferlante. Et son titre ? Sacré titre ! TITRE SACRÉ ! Un ouvre à lui tout seul.

Revue de clowns. Pièce-jeu de massacre, absurde et mystique. Contagieuse et jubilatoire, comme si le théâtre et ses acteurs avaient égaré son mode d’emploi. THEATRE-FARCE, pièce labyrinthe, pièce attentat, pharmacopée salutaire.
(Jean-Claude Drouot)

Cette « fantaisie, mascarade, bouffonnerie et expérience en deux actes » a été écrite en roumain en 1979, et aussitôt censurée. Matéi Visniec la livre maintenant au public français, et c’est tant mieux. Autour d’un trou, symbole d’on ne sait quoi, mais d’un « on ne sait quoi » dans lequel se tapit, on le subodore, du malheur, de l’oppression, de la séduction, de la résignation… autour de ce trou donc, grouille, se précipite, se dispute, se perd, se retrouve, s’enfuit tout un monde d’humains anonymes ou identifiés, atemporels ou historiques, menteurs ou sincères. Et là, dans ce magma d’illusion, émergent quelques instants de vraie vie, quelques instants qui font que la folie vaut d’être exhibée, avec toute la liberté dont dispose le metteur en scène, par la grâce de l’auteur qui précise bien cependant : « Le titre de la pièce est sacré ».

(Jean-Pierre Longre, octobre 2004)

Théâtre National Piatra Neamt, Roumanie, 1990, mise en scène Nicolae Scarlat

texte écrit en roumain (disponible en manuscrit)

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