POESIES

suivant

J’ai regardé dans mes poches

J’ai regardé dans mes poches : rien
j’ai regardé autour de moi, j’ai desserré grand mes paumes :
rien
j’ai pensé plus profondément, je me suis concentré
les yeux fermés : rien

j’ai couru à la maison et j’ai ouvert
mes armoires et mes tiroirs
j’ai fouillé dans mes papiers et
tous mes livres je les ai ouverts à la même
page : rien

j’ai frappé du poing contre le mur blanc
et l’un après l’autre tous les murs de la ville
se sont effondrés comme des cartes à jouer
je suis passé parmi les corps écrasés 
j’ai regardé dans leurs yeux :
rien

precedentsuivant

Du suicide

C’est un jour
où le papillon vient
et se pose sur
ma cigarette allumée
je le regarde ébloui
devenir cendres
je me rends compte qu’il s’agit
d’un suicide
à substrat politique
mais je ne comprends pas pourquoi ce choix-là
pourquoi ma cigarette

precedentsuivant

Le navire

Le navire coulait lentement nous disions
et qu’est-ce que ça fait qu’il coule le navire et puis
nous disions tous les navires coulent
un jour et nous nous serrions la main
en guise d’adieux

mais le navire coulait si lentement
qu’au bout de dix jours nous ceux qui
nous étions serré la main nous regardions encore
honteux et nous disions ce n’est rien c’est juste
un navire qui coule plus lentement
mais il finira bien par couler voilà

mais le navire coulait si lentement
qu’au bout d’un an nous avions encore honte
nous ceux qui nous étions serré la main et
chaque matin nous sortions un par un
nous mesurions l’eau hmm c’est pour bientôt il
coule lentement mais sûrement

mais le navire coulait si lentement
qu’au bout de toute une vie d’homme
nous sortions encore un par un et nous regardions
le ciel et nous mesurions l’eau et nous grincions des dents
et nous disions ça ce n’est pas un navire
c’est une…
c’est une…

precedentsuivant

Aujourd’hui tu peux rester

Aujourd’hui tu peux rester à la maison, me dit papa
tu peux te reposer toi aussi
juste une chose, prends le cheval qui boîte
amène-le donc dans la forêt, amène-le donc quelque part
et tire-lui donc une balle dans la tête

aujourd’hui tu peux ne pas venir à l’instruction
me dit le sergent, tu peux rester ici
tu peux bidouiller toi aussi
juste une chose, prends le cheval qui boîte
amène-le donc dans la forêt, amène-le donc quelque part
et tire-lui donc une balle dans la tête

dans un instant je serai tienne, me murmura ma bien-aimée
tu entends, je serai tienne
mais prends donc le cheval qui boîte
amène-le donc dans la forêt, amène-le donc quelque part
et tire-lui donc une balle dans la tête

precedentsuivant

Nous, les collectionneurs

Nous, les collectionneurs de piano
nous avons décidé que demain, à cinq heures pile
nous nous mettrons à tirer nos énormes mécanismes
de-ci de-là dans la pièce
jusqu’à ce que nos voisins, épouvantés
sortent dans la rue les oreilles arrachées

sans sourciller nous continuerons à les pousser
d’une pièce à l’autre
jusqu’à ce que la ville soit quittée en hâte
et que les troupes impériales l’aient cernée
et déclarée ville fermée, ville de réserve

radieux alors nous sortirons nos pianos dans la rue
et nous les traînerons sur l’asphalte municipal
jusqu’à ce que les soldats, devenus fous
fusillent les uns les chiens des autres
et que les derniers journalistes aient jeté à terre
leurs microphones ensanglantés

et si aucun imprévu ne survient
à sept heures pile nous jouerons du Vivaldi

precedentsuivant

De la vie de monsieur K.

Monsieur K. s’est réveillé à six heures
il s’est cuit deux œufs s’est fait un café il est sorti
dans la rue il a attendu à la station il est monté

dans le tramway quatre est arrivé devant un
haut bâtiment il est entré y est resté
huit heures il a feuilleté des papiers il est sorti

un peu fatigué il a pris le tramway il est rentré
chez lui a ouvert le frigidaire et a cherché dans le
frigidaire puis il s’est allongé sur le canapé et il a

lu le journal et s’est endormi et pendant
qu’il dormait un serpent est sorti de la poche
de monsieur K. et il a mangé monsieur

K.

precedentsuivant

Scènes à la gare de la ville

Rien n’est plus beau
que se promener l’automne dans une gare
élevée
les voyageurs se tiennent calmement sur leur valise
le sage les observe apitoyé avec une longue-vue

les hommes cachés dans les salles d’attente
comptent en douce les cigarettes de leur tabatière
tous les trains arrivent et partent à une heure
toutes les montres pèsent ensemble
trente kilogrammes

je m’asseois à une table du restaurant de la gare
et demande une pomme coupée en tranches fines
dans le haut-parleur du quai une voix récite
la dernière partie du Mahâbhârata
un voyageur solitaire me demande la permission
de s’asseoir à ma table
je le regarde un temps et dit avec ennui
non

precedentsuivant

Un million d’yeux

Tu as eu un million d’yeux
avant d’en avoir deux
avant d’avoir
un cœur
tu as eu un million de cœurs
un million, tu as eu un million
de jambes
avant d’avoir
deux jambes
et avant d’avoir une langue
tu as eu un million de langues

et de même, avant d’avoir
seulement deux mains, deux poumons
et une gorge
tu as eu un million de mains
un million de poumons
et un million de gorges
et puis tu as eu un million d’ailes, oui
avant de ne plus en avoir aucune

precedent

Je suis un triste compagnon de voyage

Je suis un triste compagnon de voyage
je ne bois pas ne mange pas ne regarde pas par la fenêtre
de temps en temps je sors mon immense mouchoir
et pendant toute une demi-journée j’essuie mes lunettes
grises

je suis le plus triste compagnon de voyage
je ne parle jamais dans le noir
mes valises sont petites et carrées
mon pardessus est très fin
et fond lentement sur le porte-manteau

je suis le plus triste compagnon de voyage
je regarde seulement la pointe de mon parapluie
j’ai des cigarettes que je n’allume pas
je connais une histoire extraordinairement belle
que je ne raconte à personne

je ne descends jamais du train
dans les gares, dans les villes, dans les jardins
je me sens terriblement seul

Le contenu de cette page nécessite une version plus récente d’Adobe Flash Player.

Obtenir le lecteur Adobe Flash

"J'ai regardé dans mes poches" avec Mustapha Aouar

Le contenu de cette page nécessite une version plus récente d’Adobe Flash Player.

Obtenir le lecteur Adobe Flash

"Méditation devant le verre vide" avec Mustapha Aouar

AVANT LE THEATRE, IL Y AVAIT LA POESIE…

Matéi Visniec a commencé à écrire des poèmes très tôt, dès qu’il a découvert le mystère des mots et leur capacité à construire des univers imaginaires par le simple fait de les associer d’une façon insolite où contradictoire.

Plus tard, à Bucarest, lors de ses études universitaires, Matéi Visniec a consacré à la poésie une bonne partie de son énergie et de ses rêves ; il fait partie d’une génération de poètes, la génération 80, qui a réussi à transformer le paysage littéraire roumain grâce à la poésie.

La poésie a été l’arme secrète de la dénonciation, du combat politique, de la contestation… Et aussi : espace de liberté, terre d’asile philosophique…

Entre 1980 et 1987 Matéi Visniec a publié en Roumanie trois recueils de poèmes dont le dernier, « Le Sage à l’heure du thé » a reçu en 1985 le Prix de l’Union des Ecrivains.

La plupart des poèmes présentés ici dans la traduction de Nicolas Cavalliès ont été écrits à cette époque-là.

Poèmes

Nicolas Cavaillès a étudié les lettres classiques et la philosophie, à Lyon et à Bucarest ; il vit aujourd’hui à Paris.

S’intéressant à l’écriture littéraire et à ses manuscrits, il travaille actuellement sur l’œuvre de Cioran (au sujet duquel il a publié de nombreux articles et un essai – Le Corrupteur corrompu, 2005) et sur la correspondance de Catherine Pozzi.

Traducteur du roumain, il a publié en revue des textes d’Emil Botta, de Cioran, ou encore de Radu Aldulescu. Pour la Société Roumaine de Phénoménologie, il a traduit Le devenir envers l’être, essai d’ontologie de Constantin Noica (éd. Olms, 2008). Il est membre de l’Association des Traducteurs de Littérature Roumaine, et rédacteur en chef de la revue Seine et Danube.

masquer



MENTIONS LEGALES

création graphique : © Andra Badulesco 2010